Ce matin, je me suis décidé à envoyer mes cartes postales. J’en avais écrit deux, très classiques, l’une représentait les montagnes de Torres del Paine avec des guanacos devant, et l’autre un pingouin, en gros plan, l’air un peu fatigué, un peu dédaigneux. Un peu tout ce qu’on voulait en réalité, il suffisait de l’écrire.
Des cartes assez dénuées de mauvais goût, sans seins siliconés ni proverbe usité détourné de manière rigolote. Des cartes assez sobres en somme et méritant pour ce seul fait d’obtenir un rabais sur les timbres. J’étais décidé car je les trimballais depuis un bon bout de temps, déjà, trois fois déjà. Elles étaient déjà écrites, déjà adressées, déjà tout ce qu’il faut, si ce n’’était le timbre et l’ultime baptème à travers la fente. Le dernier bureau de poste que j’avais croisé était celui de Cerro Sombrero, ouvert tous les jours, du lundi au vendredi, et presque toute la journée, de 13 heures à 15 heures.
Avec de tels horaires, je ne cache pas avoir été assez surpris de le trouver fermé, vendredi dernier à 14h40. Il devait s’agir d’un jour spécial pour les travailleurs que je ne connaissais pas. Comme tous les vendredi peut-être.
Aussi ce matin je me suis décidé. J’ai demandé à trois quidams la direction du Correo, et arrivé là-bas, fait la queue pour mes deux timbres.
« Pour l’international ? Ils ont augmenté il y a peu » m’annonça l’employé, résumant en une phrase l’histoire assez complexe du commerce international argentin.
« De beaucoup ? » demandai-je, prêt à débourser 10 centimes de plus si tel était mon destin.
« Un peu » répondit-il.
En réalité, le destin était resté au lit. Ils avaient pas mal augmenté, passant de 3,5€ à presque 5€ l’unité.
J’ai ricané, il a ricané. Je me suis excusé, il a compris, et je n’ai pas posté mes cartes.
De loin, ça ressemblait presque à une taxe spéciale touristes.
Quelque chose dans ces cartes devait déranger à la fois les gouvernements chilien et argentin. Je suspectais le pingouin et son air de « je-ne-vous-dis-pas-tout », de ne pas tout nous dire.
Mais impossible de le soumettre à la question. J’avais fini ma dernière boîte de thon le jour même, et ma frontale éclairait moins qu’une veilleuse de babyphone. Je les enverrai peut-être dans le sac d’un autre, en le faisant jurer de les poster depuis la France, quoiqu’il lui m’en coûte de déplaire au pingouin. Et demanderai une nouvelle fois à mes grands-parents ce qu’ils avaient fait exactement lors de leur voyage en Argentine.
J’ai un peu traîné pour partir de la boulangerie de l’amicale des Jedi à roulettes. Les italiens qui voulaient couvrir d’une seule traite les 100 kilomètres et quelques qui nous séparent d’Ushuaïa étaient partis il y avait de cela une petite heure, et j’avais pris mon temps pour remballer toutes mes affaires et tenter d’équilibrer les sacoches en préservant le pneu arrière. Le couple de vénézuéliens pas très causant me regardait faire en mangeant une casserole de riz. L’ambiance était étrange.
Malgré l’exfiltration des bottes, du pantalon et de deux boîtes de conserve, je ne me sentais pas beaucoup plus léger. J’avais eu tort d’aller faire un peu de vélo la veille. L’état de mon genou ne s’était pas amélioré du tout. Dans l’armoire d’objets mis à disposition par les voyageurs successifs, il y avait un tube de pommade. Je supposais qu’il s’agissait d’anti-inflammatoires mais impossible d’en être certain, c’était écrit en néerlandais. Il y avait « Parafin » dans les composants. Dans le doute, je m’en étalai une noisette sur le genou et la reposai dans le placard.
J’achetai 500 grammes de pain à la boulangerie avant de partir, histoire de repayer en partie, ne serait-ce qu’en toute petite, mais vraiment minuscule partie, ce que j’avais reçu ces deux derniers jours, et m’élançai de nouveau sur la route 3 en direction du sud.
Le départ fut assez grisant. De longues descentes m’amenaient de kilomètres en kilomètres à bonne allure. Mon objectif du jour était situé à une cinquantaine de kilomètres, soit environ à mi-distance, et j’avais l’impression que j’allais l’atteindre assez rapidement, ce qui n’était pas une mauvaise nouvelle compte tenu de mon état physique.
La route passait au dessus d’un nombre incroyable de ruisseaux et de rivières, dont certaines étaient entrecoupées de barrages construits par les castors. Ils sont ici une vraie plaie. Ils se reproduisent comme des ragondins, des rats, des lapins, et n’ont pas le moindre prédateur, si ce n’est un pare-choc affamé de temps à autres.
Lorsqu’on se figure la casquette de Davy Crockett, on a l’impression qu’un castor est un petit animal duveteux, encombré, on ne peut pas être parfait, d’une raquette de tennis en caoutchouc en guise de queue. Une sorte de marmotte convalescente avec la poêle dans le plâtre. En réalité, car j’en ai vu un qui se faisait bronzer le sang, encore tout chaud, au bord de la route, c’est une bestiole assez pulpeuse. S’il existait des fast-food pour ragondins et parmi les amateurs de fast-food, quelques fans de Carlos, on pourrait aisément les confondre avec des castors.
Le sud de la Terre de feu était beaucoup plus intéressant que le nord. L’horizon était engorgé de montagnes. La majorité d’entre elles avait troqué leur casquette de neige pour un bandana estival tout à fait seyant. Les environs de la route étaient peuplés d’arbres morts, derniers témoins d’un incendie, et laissaient au promeneur tranquille un panorama quasi-constant sur le lac Fagnano, assez maritime avec ses 625 km², qui n’avait rien à envier au mirador spécifiquement dédié aux automobilistes les plus pressés.
La combinaison des arbres morts et d’une eau quasi omniprésente en surface formait un milieu d’apparence marécageuse et désolée qui défiait l’idée imprécise que je me faisais de cette partie du monde, mais ne la trahissait pas totalement. Le bout du monde Devait être désolé.
Ce que je voyais n’avait rien d’apocalyptique, mais pas de quoi déranger le service client pour autant.
Au mirador du lac Fagnano, un renard est venu me bailler au visage. Ennuyé ? Peu de chance qu’il ait lu les panneaux expliquant la tectonique des plaques pour les nuls que le gouvernement avait cru bon d’installer sur le promontoire.
Il devait avoir faim, et, à l’instar du T-Rex en son temps, considérer les hommes comme une source inoffensive de nourriture. Après m’être assuré ne pas faire partie de ses proies potentielles, je ne lui ai volontairement rien donné pour stimuler son instinct naturel et l’inciter à chasser
En guise de réponse, il s’est allongé au soleil à 5 mètres de moi et, digne d’un chat de gouttière, ce renard assez peu renardant sur les bords a gratifié mon départ d’un énième bâillement.
Lorsque j’aperçois un camion, je regarde derrière moi.
Si un autre véhicule arrive, je m’écarte sur le bas-côté afin de ne pas créer une situation où l’un des deux conducteurs pourrait avoir l’idée de passer en force et de me mettre en danger. Quelques-uns me klaxonnent, non pas pour me saluer ou m’encourager, mais, je ne saurais dire comment je les reconnais, instinctivement, selon la situation j’imagine, pour me signifier que je n’ai pas ma place sur la route, que je les gêne, qu’à cause de moi, horreur, ils doivent ralentir.
Ralentir. En cas d’écart de route, de hasard, de destin. Ralentir en cas d’accident. C’est un vieux problème et ça devient une de mes marottes de pensée quand je pédale. Le cycliste fragile face à l’illusion de contrôle bien à l’abri d’une carrosserie.
Certains, une majorité d’ailleurs, agissent d’une belle manière. Lorsqu’il n’y a personne, ils me doublent au large, complètement engagés dans la voie de gauche. On pourrait y voir une précaution exagérée, extrême, alors que quelques mètres me suffisent. Mais il s’agit bien plus d’une annonce que d’une simple précaution. Les automobilistes qui s’écartent à l’extrême, peu importe leur vitesse, me signifient : « Je fais attention à toi. Je sais que tu es fragile. Que nous sommes fragiles, car tu es comme moi. Voyage rassuré malgré ton absence de carrosserie, car l’on veille sur toi. »
Dans leur habitacle insonorisé, certains, je le sais, rajoutent même « Bisous petit loukoum sucré ».
Mais il y a ceux qui doublent auprès, qui ne ralentissent pas, qui pensent piloter un vaisseau ultra-rapide au milieu de comètes engluées.
Lorsqu’une de ces comètes fait un pas de travers, c’est le drame. Mais pas pour eux.
A ce titre, il peut être plus agréable de prendre une route de gravier plus longue et plus ardue, mais offrant à ma solitude un relâchement certain de l’attention.
Une de mes activités les plus naturelles en roulant et de m’imaginer engueuler un de ces gros cons du volant (il y a une touche attendrissante dans l’expression « fou du volant » qui n’a définitivement pas sa place ici). Les assiéger de mon mépris, leur souhaiter le pire, et dans un sursaut de karma, prendre le temps de me calmer et de les convertir à un autre mode de conduite.
Ce n’est pas compliqué pourtant. On a tous un ami cycliste que l’on a pas envie de voir manger son steak avec une paille.
Le bon côté des montagnes, c’est que c’est joli. Le mauvais, c’est qu’il faut les grimper.
Aujourd’hui, les côtes m’ont parues interminables. Le vent de face, même minime, rajoute une couche à la pente et au chargement et me pousse à rouler sur le plus petit développement. Les descentes, quant à elles, ne sont pas vraiment des moments de repos puisque le vent, encore lui, me pose à l’arrêt si je ne pédale pas.
Ce journal n’a pas vocation à être un recueil de plaintes, mais la douleur à mon genou droit me limite grandement. J’ai l’impression de pédaler à 81 % avec la jambe droite, et d’être à moins de 43 % de mes capacités réelles.
Quand je m’ennuie lors d’un effort physique je me représente mon corps comme celui d’un robot et analyse le pourcentage de fonctionnalité de chaque secteur musculaire. Ça a l’avantage de distraire la douleur qui autrement s’ennuie et assassine mes nerfs à la petite cuillère.
Je suis habitué à avoir mal aux muscles, mais cette douleur de nerf, d’articulation, de tendon, me frustre au plus haut point. Se forcer serait en ralentir la guérison, voire aggraver la blessure.
Je connais déjà la seule solution : l’éviter au maximum. Pendant près de 5 heures, j’ai ainsi eu l’impression de jouer à cache-cache avec mon genou. Toute mon attention était dirigée vers mon pédalage, afin de limiter la contrainte exercée sur ce dernier. Les avertissements sont immédiats.
La pratique du sport est en cela un apprentissage de notre grammaire corporelle. On développe un sens aigu de ce qu’on est capable de faire ou non. De la sensation qu’ira générer tel ou tel mouvement.
Je m’amuse parfois à demeurer dans l’anticipation d’une sensation, et à, finalement, en vérifier la validité. De la même manière que l’on apprend à reconnaître un goût ou une odeur, notre peau et nos organes développent une sensibilité qui nous est propre et familière.
C’est ainsi que je modifie ma position sur la selle, que j’oriente ma jambe selon un certain angle, que je découpe ma cadence de pédalage pour accentuer l’effort produit par ma jambe droite tout en dosant la surcompensation demandée afin d’éviter une autre blessure. Tout cela se fait plus ou moins consciemment, flirtant avec la limite accordée par le tendon.
La plus grande difficulté est de faire le deuil de mon corps adolescent. Ce corps dont les capacités croissaient de jour en jour et qui ne se blessait pas. Ce corps malléable, pratique, obéissant à la moindre de mes exigences.
Désormais, je fais partie du club assez peu exclusif des gens qui ont un genou fragile, et qui doivent s’échauffer consciencieusement avant la partie de squash dominicale. Je suis fier de mes chevilles. Elles tiennent bien. Mais c’est la troisième fois que mes genoux me déçoivent. Je commence à en tirer les conséquences.
C’est à peu près là où m’emmène mon catastrophisme actuel. Je suis devenu un vieux moi aussi, et comme tous les vieux, j’assiste, impuissant, à la progressive déréliction de mon corps.
Je meurs à petit feu, et sens parfois la température qui monte.
Ce qui me préoccupe le plus, c’est que ce qui doit être un voyage physiquement éprouvant mais plaisant, devient un voyage physiquement éprouvant et pénible. La distinction entre la douleur musculaire attendue et la douleur engendrée par une blessure inattendue est primordiale. Quand l’une faisait partie des donnés et peut se résoudre par des étirements, l’autre est une surprise (ou conséquence évidente de ma stupidité des premiers jours) et semble partie pour durer. J’en viens à penser aux prochaines étapes et à craindre les kilomètres. Malgré les joies qui accompagnent ce voyage, je me sens comme appesanti de sacoches supplémentaires, et limité dans ma liberté d’agir.
Le vélo a l’avantage et l’inconvénient d’offrir largement assez de temps pour musarder en boucle sur les mêmes pensées.
A la fin de la journée, j’ai l’impression d’avoir crevé, ou que mes freins touchent mes jantes. Quoique ce soit qui viendrait expliquer ce qui m’agrippe au sol avec tant d’efficacité.
Au bord du Lago Escondido (« Lac Dissimulé »), se trouve un hôtel abandonné. J’y arrive exténué, comme à la fin de chaque journée passée en selle. Pour des raisons politiciennes, de malversations, de trafic d’influence, de pots de vin, l’hôtel Petrel est désaffecté depuis deux ans. Le bâtiment principal se trouve à l’issue d’un chemin, tandis qu’une dizaine de cabanes en bois suivent la berge du lac. Depuis quelques mois, les voyageurs passant par là se sont passés le mot et s’arrêtent dans l’avant-dernier chalet, le seule qui a encore des fenêtres. Il est sur pilotis, et surplombe en partie les eaux du lac. A l’intérieur, un salon, aux murs couverts de remerciements, de preuves de passage, et de phrases en tout genre, une chambre dotée d’un matelas double et de deux matelas simples, et une autre pièce, qui fait office de toilettes quand il neige et qu’il ne fait pas bon sortir diagnostiquer son taux de déshydratation en plein air.
Les voyageurs ont laissé deux petites bouteilles de gaz quasiment vides, une chambre à air toute neuve assortie d’une photo du pape François attestant du caractère divin d’une telle rencontre en cas de crevaison satanique, et pléthore de sachets de thé. Il y a plein de petites choses qui peuvent dépanner celui qui en aurait besoin, et des avertissements incitant les occupants temporaires de la cabane à emporter leurs déchets, et à ne pas se servir du poêle pour éviter toute intoxication malencontreuse et mortelle au monoxyde de carbone.
Le lieu commence à être connu dans la « communauté ». Les premiers à m’en avoir parlé furent Frank et Eléonore, un couple franco-portugais rencontré au camping de Puerto Natales le soir de Noël. C’était assez intrigant cette histoire d’hôtel abandonné au bord d’un lac du bout du monde. Je m’attendais à un endroit oppressé entre une forêt de pins hauts comme des tours, et une eau noire, insondable. En réalité, l’eau est assez transparente, et la forêt est lumineuse. Aucune chance de croiser Jack Nicholson.
Les cyclistes à Tolhuin étaient également tous au courant. J’ai retrouvé le mot laissé par Frank et Léo sur le mur de la cabane. Je suis chaque fois plus étonné de me rendre compte à quel point cette partie du monde est immense et minuscule à la fois.
J’ai siroté mon maté en m’étirant et suis sorti me mettre les pieds dans l’eau. Dehors, il y avait un couple d’argentins d’Ushuaïa. Deux professeurs d’éducation physique venus regarder le paysage, boire une bière et fumer une clope. Des vrais sportifs. Le mec m’a confié ne pas être un campeur très aguerri. Mon régime alimentaire quasiment dénué de viande, nomadisme oblige, l’a fait pâlir d’angoisse. Tout comme moi en entrant dans l’eau qui devait être à 5 degrés.
Lorsque je suis allé me tremper les pieds, il m’ont mis en garde trois ou quatre fois contre l’hypothermie et la crève que je pourrais attraper à patauger comme ça.
D’après eux, le commandant Cousteau n’a pas réussi à atteindre le fond de ce lac. Je leur ai dit qu’on m’avait raconté la même chose concernant la Laguna Azul, à côté de Rio Gallegos. « C’est vrai » me dirent-ils.
Il n’avait pas l’air si fort que ça le cousin Tipiak pour trouver le fond des lacs. Pas foutu de trouver une mycose dans un pédiluve. Encore un héros de mon enfance qui tombe à l’eau, et dans ce cas, surnage mollement comme une sardine dans une tache d’huile.
Après leur départ, je suis allé ramasser du bois, souhaitant vérifier par moi-même cette histoire de monoxyde. Le feu a bien pris. La fumée aussi. Cinq minutes plus tard, toute la baraque puait le mec qui fait des feux. Je suis allé jeter les braises dans le brasero à l’extérieur pour éviter de faire brûler la cabane de l’amitié, par amitié pour moi-même plus que pour la cabane, et en guise de chauffage, laissai la porte ouverte une petite demi-heure afin d’évacuer la fumée qui s’était accumulée sous le plafond. Une réussite.
Pas d’autre voyageur n’allait arriver ce soir, je restai seul, pas mécontent. J’installai les deux matelas simples dans le salon, afin d’avoir mon vélo en vue. Ma parano n’était pas encore toute à fait guérie, je l’avais rentré dans la cabane.
La lumière du jour, à défaut de soleil, percera à travers les grandes fenêtres et me réveillera en douceur. Au dehors, le clapotis de l’eau sur les troncs d’arbres morts me berçait. J’étais quasiment seul au monde.
J’avais fait 56 kilomètres. C’était pas beaucoup, mais largement suffisant.
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