Du vent dans les pantoufles
A bicyclette (4) – Tolhuin/Petite balade/Tolhuin
28 Jan 2018

A bicyclette (4) – Tolhuin/Petite balade/Tolhuin

Post by Emile

Derrière l’entrepôt dont se sert la boulangerie pour stocker ses sacs de farine et ses pots de dulce de leche de 15 kilos, deux appartements ont été construits. Une cour couverte d’un toit en tôles transparentes l’introduit. On y trouve des fleurs en pot et des vélos pleins de sacoches de toutes les couleurs. J’ai passé la nuit dans le souterrain mis à disposition des cyclistes sous les deux appartements. On y descend par un escalier en métal qui ne couine pas trop si l’on porte des collants et un coussin sous les testicules. C’est spacieux, il y fait chaud, on y pose nos matelas entre les cartons d’emballage des alfajores et les machines de musculation que les voisins laissent relativement tranquilles. Pour les cyclistes, avoir un toit et prendre une douche chaude gratuitement équivaut à dormir dans un palace. Cet endroit entre tous était considéré comme Le Palace.

Ce matin-là, Fabrizio, un cycliste argentin boulanger de formation qui travaille deux trois semaines ici avant de repartir, nous avait laissé un sac rempli d’un vingtaine de pâtisseries sur la table basse en fer forgé. Ces « facturas » se vendent à la douzaine dans tout le pays. Ce sont des pâtes pâtissières au goût rehaussé de noisettes de confiture ou de dulce de leche. Dans la vraie vie, il existe de nombreux types de facturas. Dans le sachet, c’étaient toutes les mêmes, mais ça n’a aucune sorte d’importance pour un estomac affamé au réveil.

Fabrizio était reparti travailler tandis que César, un cycliste chilien, tentait de réparer son brûleur à côté de mon bol de nesquick. Ça sentait l’essence et la graisse. Il ne parvenait pas à dévisser un truc qui bloquait le machin. Ça flambait jaune puis s’éteignait. Pas besoin d’entendre des voix pour comprendre que ça ne marchait pas comme ça ça aurait dû.

César le Chilien qui sniffe son essence dès le matin

Il y avait tout un tas d’explications dans le livret fourni avec, comment régler quel problème et avec quel outil, mais allez savoir pourquoi, le destin, me dis-je, qui décidément ne me surprenait plus, tout était écrit en français. Je lâchai ma cinquième factura et y jetai les deux yeux.

C’est un chouette réchaud qu’il a. Un MSR. C’est une bonne marque de tente aussi. Je bave un peu dès que j’en vois, mais la toile imperméable est si tendue que ma salive ruisselle immédiatement au sol. Ça n’atteint pas le niveau des possesseurs de Hilleberg, qui doivent creuser des tranchées autour de leur tente pour évacuer toute cette admiration buccale, mais c’est ce qu’on appelle du bon matos.

Le réchaud MSR est composé d’une bouteille avec une pompe, d’un brûleur, et d’un tuyau reliant les deux. La bouteille fonctionne à l’essence que l’on met sous pression en pompant une vingtaine de fois. La matière première est quasi gratuite et peut même être trouvée à l’état naturel dans des grandes caisses en ferraille à l’aide d’un tuyau et d’une zone de stationnement. Ça coûte un peu cher à l’achat, mais sur 3-4 mois de cuisine au gaz, c’est plus rentable que d’acheter des petites bouteilles.

Je suis loin d’être un cador en mécanique. Disons que je n’atteins même pas le niveau suffisant pour me classer. Mais après avoir étudié avec componction la notice d’utilisation, je lui conseille, du bout des méninges d’enlever le bitoniau, de le nettoyer, et de le remettre.

Je touche du bout des yeux, car aux lèvres, mon chocolat refroidit.

Il faut croire que je suis désormais entré dans le club très fermé des gens qui peuvent au moins prétendre au plus bas classement en termes de mécanique car cinq minutes plus tard le réchaud fonctionne. Il est ravi et chauffe en un rien de temps un bol d’eau pour le maté.

Malgré le sentiment de liesse qui succède à notre victoire collective, je suis un peu jaloux. Ma petite bouteille de gaz, moi, je l’économise. Je chauffe l’eau d’une maigrelette flamme bleue, à peine un feu follet, et l’éteint rapidement, laissant cuire les pâtes dans leur jus d’eau tout juste frémissante. Si je continue sur le biclou et qu’une bonne affaire s’amène, je ferai peut-être l’acquisition, comme on susurre du bout des mots.

La qualité, ça sert toujours.

Ma tentative de réparer ma lampe qui se charge sur le secteur et que j’avais achetée trois fois rien à Mar del Plata n’est pas très concluante. Contrairement aux canards, elle n’a qu’une patte de cassée, mais ses plumes ont échappé aux fabricants de duvets. Et comme l’on se situe dans un univers de réparation où les choses n’ont à leur disposition que deux états d’existence : le fonctionnement et le non-fonctionnement, du bout des dents grinçantes je suis forcé d’admettre que nous nous situons actuellement dans le second.

Pourtant je ne la jette pas. Je l’ai rangée dans mon sac, en bazar car elle est cassée, ce qui contredit en partie le terme de ranger, mais elle y est. Je ne sais pas encore ce que je vais en faire, ni ne parviens à déceler ce que sa présence ajoute à mon bonheur, mais elle est là. Elle demeure dans tout son aspect extérieur de nouveauté. Recelant derrière sa carapace jaune et son gros bouton noir coulissant assez pratique, le secret de son dysfonctionnement. Sa petite diode rouge ne s’allumera plus tant que la patte sera cassée. Et si le scotch n’a rien pu y faire, rien, je crois, n’y fera quoique ce soit. Mais je la garde. Ethos paysan.

Je tenterai probablement de la troquer un jour contre un rétroviseur cassé ou un beau papier d’emballage de tablette de chocolat.

Le processus de délestation de soi, ou allègement-matérialiste-en-contexte-de-pneu-fragile, est pourtant bien entamé. Cette « casa de los ciclistas » est un lieu idéal pour cela. J’ai sorti les bottes taille 45 que Philipp m’avait laissées et les ai posées sur l’armoire aux choses, sorte de salle sur demande version Emmaüs.

J’ai pour information un panard médian de 43 (avec un écart-type de 7). Je peux taper les 44 et demi avec deux paires de grosses chaussettes et des palmes. Mais 45, non. On a de quoi en couper un en deux et donner l’autre aux canards.

Philipp m’avait laissé un sur-pantalon imperméable aussi. Je l’ai offert à César, qui, par la suite, se promenait avec dans la cour surchauffée, les bretelles toutes bandées d’un bonheur simple.

Alors que j’étais sur la bonne voie pour éliminer les kilos en trop, le salopard a voulu m’offrir une gourde pour me remercier et remplacer la mienne que le vent avait emportée. J’ai refusé avec ferveur. Boire alourdit et l’on en pisse qu’une partie. C’est fou ce que l’eau pèse.

Un couple de colombiens adorable est arrivé par la suite. Puis trois italiens. Je comprenais les trois-quarts de ce qu’ils disaient. Les langues se recoupent et comme l’eau des lagunes, coulent d’une oreille l’autre. Mieux parler espagnol me fait comprendre davantage l’italien, aussi beau qu’inutile, et les entendre me donnait à rêver de pizzas dégoulinantes d’huile d’olive sur des nappes trop blanches que l’on ne pourrait jamais rattraper au lavage, même si l’on y condamnait tout un quarteron de fascistes et une pincée de nouvel Uomo.

Voir tous ces cyclistes arriver de l’autre bout de l’Amérique, du monde, et même quelques uns d’une autre planète, tant par leur âge que par leur longévité sur les routes, me faisait un brin culpabiliser d’avoir fait du stop.

Je me sentais fragile et feignant, et puis un peu minable et lâche aussi. Les vrais cyclistes enduraient tous les vents eux. Ils avaient mal au cul, mal aux jambes, ils se levaient tôt et en avaient plein de le dos, mais ils ne lâchaient pas l’affaire aussi facilement. Ils baissaient la tête, sortaient la couenne, se secouaient les puces, et pédalaient. Ils serraient les dents et les gencives jusqu’aux chevilles et se bouffaient ce qu’il y avait à bouffer parce qu’à bicyclette on finit son assiette. Les vrais cyclistes ne rêvaient pas d’arriver si tôt, si rapidement, avec un moteur de voiture sous le capot comme n’importe quel paresseux venu.

Mes camarades ne me disaient ou ne me faisaient rien ressentir de la sorte, mais en tant que débutant tricheur, je me sentais absurdement écrasé par ce qu’ils avaient accompli.

Est-ce que j’aimais vraiment faire du vélo ? Est-ce que j’étais prêt à en baver ainsi ? Je me suis pensé parti pour un voyage à pédales de près de 3 mois. Je n’avais pas d’illusion sur le fait que j’allais devoir souffrir, j’avais fait suffisamment de sport dans ma vie pour savoir gérer ce type d’effort. Mais la trahison de mes genoux avait plombé la perspective de passer des journées globalement bonnes. Pour le moment, les sondages en cyclopédiques donnaient, face au plaisir, l’avantage à une souffrance bien portante gagnante haut les pleurs.

Je n’étais peut-être pas fait du bon bois, du même bois que ceux que je rencontrais. Un bois un peu plus léger, qui s’envole au vent, ou un peu plus lourd, qui reste collé à la route. Un bois qui dérive quand il faut s’arrimer, et qui drague le fond quand il faudrait surfer.

Je n’étais fait que d’un bois qui se casse facilement, une latte de chêne à la taille de guêpe roselière. Pas fait pour plier, ou alors les chaussettes, les bagages et l’échine qui courbe tant qu’à la fin, près de l’eau, elle regarde les montagnes deux minutes et se casse tellement qu’elle a mal au pattes. Je n’étais qu’un spaghetti pas cuit. Ou a demi, qui colle à la moindre cuillère qui passe comme à un radeau de sauvetage.

C’est ce que je leur ai dit aux argentins, c’est ce que je leur dis à tous d’un sourire qui n’est pas plus faux qu’un mensonge, « vous m’avez sauvé ».

Et pourtant je continue. Au lieu de reposer mes genoux, je suis allé prendre l’air auprès du lac Fagnano. Mon compteur de kilomètres était encore trop bas pour demeurer toute une après-midi en compagnie des vrais. Il fallait gonfler tout ça, montrer de la bonne volonté, tenter de coller à cette image idéale du cycliste qui pédale chaque jour, comme un pickpocket qui vole un petit peu tous les jours pour ne pas perdre la main. Bien que cette technique puisse être relativement contre-productive dans certains pays.

Pour aller au lac, il fallait descendre une route de gravier pentue, retenir sa respiration pendant quelque kilomètres et fermer les yeux pour ne pas trop souffrir des nuages de poussière engendrés par les voitures. Sans sacoches et après les dix premiers coups de pédale, mon genou me tiraillait coquètement, avec cette irrégularité agaçante que chaussent habituellement les mauvais élèves dont on ne désespère pas totalement. L’idée n’avait rien de brillante mais je prenais l’air assurément.

Une bande de galets isthmatique, sur laquelle le vent ne pouvait s’empêcher de tousser quelques embruns, séparait le lac d’une zone marécageuse où les arbres agonisaient avec patience. Un grand bâtiment abandonné, dont le squelette d’acier et de béton s’élevait deux étages au-dessus des autres, accueillait en son sein l’originalité déjà désuète de mariés.

Sur la plage, un groupe d’argentins relativement empesés par les lois de la gravité sautaient en cercle et accompagnaient d’aérobies éléphantesques le barrissement de leur Reggaeton Hit 2018.

Je me suis rappelé une phrase de Lucia. « Ce sont des gens généreux. Ils mettent de la musique pour tout le monde ».

Vivement l’hiver

Il faisait beau mais la lumière du soleil sur les eaux du lac était presque aveuglante. Non, décidément, ce n’était pas une bonne idée d’aller se balader. Je suis rentré dans la cour de l’entrepôt avec l’espoir d’y trouver de nouvelles facturas mais il n’y en avait pas. Alors je suis allé écrire dans la boulangerie.

À 22h40, le soleil se couchait juste. Comme on pouvait s’y attendre en l’absence d’innovation céleste notable, les dernières lueurs étaient oranges et rouges. On était dimanche soir, et la boulangerie était encore pleine de monde. Les clients avaient déferlé tout le week-end. Comme à la CPAM, on devait prendre un numéro pour être servi. Mais contrairement à celle-ci, une équipe de 4 personnes demeurait en permanence derrière le comptoir.

A la table d’à côté, un gamin qui s’appelait Matéo échappait à la surveillance légère de ses parents. Il est allé voir les jambes d’une dame directement sous la table, et s’est installé, ou plutôt a voulu s’installer, à côté de moi. Preuve que mon électronique l’intriguait davantage que les gambettes et qu’il n’était pas tout à fait perdu pour la Silicon Valley. En moins de deux minutes, il avait eu le talent de démontrer à toute la salle qu’il n’était qu’un petit garnement de 4 ans qui n’en faisait qu’à sa tête.

Échappé une fois de plus, il est allé vers l’un des frigos contenant les boissons. Il y en avait huit alignés dos au mur. S’approchant d’un, il a appuyé sur l’interrupteur, l’a éteint, puis est reparti, très rapidement, comme s’il ne s’était rien passé, le regard sûrement attiré par une autre série de boutons dans la direction opposée. J’avais suivi son petit manège. Je l’ai regardé dans les yeux et l’ai interpellé de mon meilleur air d’adulte.

« Pourquoi tu fais ça ? Va le rallumer, tout de suite ».

Il m’a regardé, a tourné le dos, et est allé le rallumer, sans rien dire.

J’ai été relativement surpris de ma propre autorité. Ça doit leur faire ça aux Jedi aussi au début.

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Un commentaire

Bruneau lydie 30 janvier 2018 at 23 h 58 min - Reply

Lorsque je t’ai souhaité bon vent avant ton départ je ne pensais pas que tu allais te confrinter à de telles bourasques là-bas!!! Tu es très couageux et obstiné et tu es loin d’être fénéant! C’est le début du chemin d’un grand cycliste , peut-être feras-tu le tour du monde un jour en bicyclette😉Continu de nous réjouir en lisant chaque jour tes aventures.Gros bisous de nous tous.Les bigoudis

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