Le coiffeur s’appelle Rafaele.
Le boulanger s’appelle Rafaele.
Et même le vieux à côté de chez nous qui laisse traîner ses trois roquets dans la rue, dont l’un, encore chiot, est une sorte de peluche innommable au poil sable de bâtard, mais néanmoins adorable, s’appelle Rafaele.
Chaque soir, des dizaines de vieux hommes entre 60 et 80 ans prennent possession du cours central de la ville. Ils s’assoient sur les bancs, les rebords des bacs à fleur, les trottoirs ou des chaises qu’ils ramènent de chez eux en toute impunité. Certains restent debout, font le piquet, aux aguets. Ce sont souvent les plus jeunes. J’en ai entendu quelques-uns s’interpeller en passant, et surtout, je ne vois parmi eux aucun de nos Rafaeli. Je suis maintenant quasiment sûr qu’il s’agit du gang des Giovanni.
Pas si Giovane pour des Giovanni vous pourriez me dire. Je dis « Pas mal », « J’aurais pu la faire ». Mais personne ne s’aventure à leur chercher des noises, ici. Pas même la police qui roule au pas dans cette rue majoritairement piétonne. Ils font pas les fanfarons ça c’est sûr. Ils ont la vitre ouverte dans leur grand costume blanc de fusilier de sous-marin, avec des épaulettes et des médailles. On sait plus lequel est le capitaine du navire tellement que ça brille. Les poliziotti sont pas fous, ils restent bien à l’abri de leur machine et saluent un Giovanni ou deux d’un coup de klaxon qui les excite comme des puces. Ils tambourinent le trottoir de leur canne de noyer. Faut les voir se taper dans les côtes, pas trop fort, et rigoler en patois. On dirait un défilé de gueules cassées devant un parterre de généraux séniles, difficile de savoir qui se fend le plus la poire des autres, et pendant ce temps, les jeunes font leurs conneries, achètent des clopes au distributeur, se barrent en courant un ballon sous le coude, et les femmes marchent vite en lignes droites sans demander leur reste, quel que soit leur âge à elle. C’est impressionnant une soixantaine de vieux comme ça qui colonise le village et mate toutes les paires de miches qui passent comme une armée en campagne. Des troupes pas bien vaillantes mais toujours menaçantes. Une bande d’éclopés la pipe au bec.
Le Rafaele boulanger, celui qui apprend le « slave » parce qu’il aime bien les forêts Biélorusses, m’a dit qu’ils nous regardaient pas méchamment, j’ai failli m’étouffer, un Rafaele qui défendait un Giovanni, qu’est-ce qu’il avait à y gagner ? C’était pas sa famille. Subissait-il des pressions ? Forcément, je veux dire… j’aurais dû m’en douter. Le Rafaele coiffeur les salue tous aussi dès qu’il peut. J’ai ravalé ma hargne envers les Giovanni et lui ai souri d’un regard triste pour consoler sa peine. Je me suis retourné les cils en yeux de biche éplorée par empathie pour ce bon vieux Rafaele qui me coupait les cheveux du cœur en sept. Ça devait pas être facile tous les jours d’avoir personne à qui parler. L’omerta est plus forte dans les petits villages de campagne comme celui-ci, tout le monde se connaît. Parler mal de la famiglia des Giovanni, revient à dessiner les plans de son propre cercueil et commencer le produit en croix pour les dépenses. « Pas méchamment » qu’il disait, qu’ils étaient pas méchants dans le fond, juste nombreux, juste curieux, ils se rendaient peut-être même pas compte de l’impression que ça nous faisait à nous de voir autant de vieux nous zieuter le poil. Ils cherchaient juste à deviner de quel pays qu’on venait. Selon Rafaele, ça s’arrêtait là.
Moi, je les voyais bien scanner les minettes de haut en bas comme s’ils avaient des visions X.
La vérité c’était que tous les Tonino, les Sergio, les Ernesto, les Matteo, les Danilo et les Bartolomeo, tous les Antonino, les Benito, les Celestino, Les Francesco, les Massimo, les Roberto et les Raimondo, les Umberto et tous les Vittorio, les Maurizio, les Landolfo, Leandro, Lorenzo, les Gerardo et les Fabrizio, sans oublier tous les Rafaele, tous ceux-là ils restaient bien gentiment derrière le comptoir. La rue c’était pas pour eux. Leur gang à eux était si petit, à peine deux ou trois individus, qu’ils se réunissaient en secret avec d’autres familles sur le terrain de boules derrière la place où le marché s’installe le jeudi. Mais pas le jeudi. Ils y vont quand y a personne, alors personne les y voit. C’est sûr qu’ils font peur à personne, mais c’est pas le but, si ?
Au marché y’a pas grand-chose, des fruits, des légumes, des tomates séchées et du shampoing supposément moins cher qu’au supermarché. Mais on en doute, laissez-moi vous dire qu’on en doute. Comment ça pourrait être moins cher qu’au supermarché ? Faut pas nous prendre pour des billes. Je suis sûr que les Giovanni ont une carte fidélité en forme de cannelloni qui fonctionne dans toute la ville. Ils sortent tous faire leurs courses au même moment, à 17 heures, quand les honnêtes gens de moins de cinquante ans finissent de bosser et ont que ce moment pour aller faire leurs courses avant de devoir rentrer chez eux et recommencer la journée qu’ils viennent de finir. Ils sont partout comme ça les vieux. Ce qu’ils veulent, c’est voir du monde. C’est tout. Sont pas méchants, veulent juste voir du monde et rire de la dernière canne de Giovanni parce qu’elle est en faux châtaignier.
Mais depuis qu’on est sortis un peu avant 17 heures et que partout en ville on les entendait se faire virer de chez eux par leur matrone qui les envoyait acheter un bout de radis ou deux quignon d’ail, on a plus peur des Giovanni et on trouve que les Tonino et tutti quanti sont des Pietro pas mal lotis tout protégés qu’ils sont par leur comptoir et leurs réunions sur la place du marché.
Et, putaing, s’ils veulent savoir de quelle ducasse qu’on vient, et ben y z’ont qu’à demander. Tarbernac’. J’attends que ça moi parler cannes.
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