Du vent dans les pantoufles
A Bicyclette (10) – Mumule
2 Mar 2018

A Bicyclette (10) – Mumule

Post by Emile

Jour 48 – Lundi 26 février – Cochrane/ Puerto Bertrand

Une mule au milieu de la route.

Ses grandes oreilles et ses taches noires et blanches d’étalon palomino effrayaient les voitures qui ralentissaient subitement et klaxonnaient pour lui faire comprendre qu’elle leur avait fait peur, nom de dieu, pas bien de nous faire des peurs pareilles, en voiture en plus, pu lui rentrer dedans, et alors là j’te dis pas, bonjour les dégâts. Au revoir les vacances en famille.

Elle me précède et s’enfuit en trottant à mon approche. La route ondule de haut en haut avec une préférence pour les pourcentages impossibles. Le compteur s’affole. Je ne lui cède pas le pas et garde mes godasses sur les pédales. Je ventile, ça brûle, le soleil brille entre les ombres projetées par la montagne, soufflant zébrées le chaud et le froid sur l’enclume de mon vacillement.

Et puis la mule s’arrête.

Entre nous, la distance se réduit. Ce n’était pas un baudet non. Je le savais parce que j’en étais sûr. Mais maintenant davantage.

C’était une mule, bien une. Une belle mule équilibrée, une mule que l’on rêverait d’avoir si l’on rêvait d’avoir une mule.

Pourquoi s’était-elle arrêtée si brusquement ? A quelques mètres près nous frôlions la collision roue-pneu ventre rebondi doux et chaud.

Mon mulet naissant avait dû l’intriguer. Ou alors mon odeur, quelque chose dans la sueur, rancie de mes aisselles, de mon aine, de mes côtes flottantes devenus blanches, fessier trempé.

Ou la forme extravagante de ma propre monture. Une vache cornue. Lui rappelait-elle peut-être une amie, une tante ? Une louve maternelle, ou dans la paille, un soir de pluie, de l’étable, une amante ?

C’était peut-être une mule avec des problèmes de vue, une mule bien entretenue mais grabatante, presbyte et myope, une mule qui prenait les vessies pour des lanternes, mais si, et faute de vessie, les vélos, messies, pour des mulets.

J’étais chargé comme une mule, est-ce cela qui l’avait stimulée ?

Ou de me voir grimper ainsi, tenter de la rattraper, la poursuivre le nez sous le guidon, vilain voyeur, avais-je sans le savoir picoté son picotin, titillé cette organe hypotalaphique des ânes, baudets, mules et mulets, qui les plante à un endroit ou les en décarre aussi sec ?

Je la dépasse par la droite, car elle est à gauche de la route et j’ai pour coquet orgueil de ne jamais rouler dans le moindre précipice. Allez-y, dites, qui peut ? Jamais. Celui qui, mentirait vertement.

Aucune voiture d’un horizon à l’autre de la bande. Je me retourne, elle me regarde et commence à me suivre.

Je peine dans la pente alors qu’elle, tranquille, nullement émulée à me dépasser, marche. Elle succède avec l’auguste des bêtes à qui l’on parle. Me suivant comme si j’avais un chapeau à large bord, un grand bâton, et de fines espadrilles savantes reconnues par le sable qui mène à l’oasis.

Les voitures passent et l’on me salue. Pérégrin. Un vélo et sa mule en liberté, sans corde, sans harnais, ni rien, quel bel homme, elle est libre et lui s’est chargé jusqu’au godet, c’est un saint. Voyons voir comme la lumière s’irise et le contourne.

Et l’on me prit en photo, face au ciel, aux roches rebondies, comme si l’on y avait dressé la nappe sans débarrasser la table, les casseroles s’empilent et l’on mange par dessus, de guingois, quoi, on rehausse les chaises, grand-mamie officie le match, d’un revers on dessert, rien.

Ils n’y connaissent rien, penchent la caméra, prennent d’où ils peuvent, l’important c’est la mule, étonnant, domestique, la dame padam dame le pion al huemul.

A la troisième voiture, je la considérais déjà comme mienne, lui criait « Hoo, Pousse-toi dl’a bon dieu d’animal qu’va pas t’faire crabouiller par un chauffoir de poussière».

Je la sifflais, comme un chien, sans mot dire, ni rien changer, de réaction, nulle, peut-être un pas, un tout petit pas de côté, la voiture passait, assassine d’une lenteur inoffensive, mais elle continuait à me suivre, comme si je le lui en avais donné l’ordre.

J’avais l’impression d’être écouté, un peu, ou à défaut, si ce n’est à la lettre, entendu. Mais ma mule n’en faisait qu’à sa tête. Qu’à son tertre. Qu’à sa piètre volonté d’obéir. Les gens passaient et riaient bien. Innocence du jour, petit plaisir, pain quotidien.

Une chilienne m’a appris à faire des petits pains ce matin. Il y a deux types de farine. La rouge et la verte. Dans la rouge, il y a de la levure, de la polvo al horno. On la roule en plates boulettes, petits vinyles sans son ni, il faut faire attention, le moindre ver honni, que l’eau empâte et que le sel redouble. On peut y mettre n’importe quoi d’autre mais pas tout à fait n’importe quoi non plus. Des épices et du gravier, oui, de l’ail, pour l’haleine, non. Et puis l’on fait revenir dans une poêle au feu. C’est bien moins cher et bien plus bon que ce qu’on trouve dans le commerce.

En descente, la mule, Mumule que j’appellerai Antombre, comme le nom du halo qui suit la pénombre et délimite la lumière de l’obscurité même légère sur la carte du monde. Antombre, en descente, se mettait à trotter pour me suivre, et si j’accélérais, elle galopait de tout son saoul (d’avoine?).

La route était bonne, je pouvais me permettre de la quitter des yeux. Je regardais Antombre traçer des quatre fuseaux sur la terre battue si fort qu’elle en paraissait asphalteuse, une mule toute d’ombre vêtue, pleine de pattes, de genoux, et de sabots qui claquent.

Ça me faisait mal au coeur de la voir me poursuivre ainsi. Je sentais la répercussion de cette surface trop dure sur son organisme, les cataclysmes minuscules, son cœur battait à tout rompre lui aussi, ses tissus se déchiraient lentement sous l’effort, la soif lui rendait la gouleyante astringente. Incomprise, pauvrette entourée d’incompris d’une espèce différente, méprisée, rescapée de génocides quotidiens, Mumule, ou Antombre, de son nom de baptême, me suivait avec le calme désespoir des idées fixes. Elle était de ces mules qui n’aboient pas la nuit et cessent de s’alimenter à la mort de leur maître. J’étais son phare dans la nuit, et la nuée de papillons, son Alexandrie, son Alexandra, et le moulinet du poignet.

Qu’importe alors si ses sabots claquaient, qu’importe les ondes de choc et la déliquescence de son foie. J’étais son amulette, un prophète apparu au moment où. Le stress des klaxons rageurs lui avait tant tordu les intestins qu’elle avait délivré sur la route ses petits petons d’étrons verts.

Mumule, oui, qui possède tant de retenue, épatant plus d’un baron par sa maîtrise de la valse sénégalaise. Comme une vulgaire jument, comme un mouton à lorgnon qui du cul postillonne. Mumule aux si belles taches de dalmatien, au train souillé comme un basset.

Je descendais, et elle galopait.

Jusqu’à ce que mon cœur étreint n’en puisse plus de cracher tout son sang. Je me suis arrêté, et soupirant, pure forme, ces courses poursuites dans les halls d’aéroport ont toujours eu le soin de me séduire. Biberonné aux best-of de Hugh Grant. Je transpirais d’aise, un sourire en coin.

« Mumule », commencai-je, balançant légèrement de la tête, ou plutôt « Antombre », non pas comme le ferait un petit vieux, mais pour marquer affectivement l’absence de surprise, une bien faible résistance, une négation affectée dans le recoin de laquelle s’ouvre une porte, la chouchoute de la classe, « Sacrée Mumule », je ne pouvais rien lui refuser, ajouter une mule à mon moulin, je n’en avais pas besoin, mais Mumule.

Elle voguait toujours à la lisière de ma conscience, comme un enfant, un mien, ou alors un d’autres mais très turbulent qui se dirige instinctivement vers la chaudière à gaz et le tiroir de couteaux comme un détecteur à emmerdes à usage unique. Ou un amour.

Amoureuse : Charmante Pénélope sans cesse tissant le liseré de notre conscience charmée.

Je posai mon vélo contre la rambarde, la route était vide d’autres. Nous seuls. J’avançais ma paume, ouverte, inoffensive, et Antombre, confiante, la renifla et la lécha presque. J’approchais la seconde, et lui caressai la tête. Lui gratouillant le front et entre les oreilles. Les animaux ne peuvent pas se gratter correctement entre les oreilles, ou à la suite d’étonnantes et complexes contorsions, qui les laissent dubitatifs, c’est cet air hébété que l’on constate alors, pesant pour la prochaine fois, le pour et le contre de tant d’efforts pour si peu de gratouilles. C’est un coup sûr, chien, chat, mule, entre les oreilles, je vise propre et juste. Ce pourrait être une autre que ce serait la même.

Il faut faire attention, certes. Elles changent d’orientation selon leur humeur, on l’apprend très tôt quand on y perd deux doigts. Les toucher, jamais, comme les antennes des acariens, il faut éviter. Ça leur fait mal, et allergique ou pas, un acarien gémissant est une vision peu recommandable.

Je lui flattais l’encolure et la massais une petite demi-heure, il faut voir le cou qu’elle a, au niveau des cervicales. Elle me parlait de son enfance, je lui disais « hmh hmh, oui et non », qu’importe, le soleil nous chauffait tout deux, antispéciste parmi les dieux.

Quant elle eût fini, je lui parlais moi aussi. Lui expliquant à voix haute, soleil, il faisait soleil, qu’elle ne pouvait pas continuer à me suivre comme ça.

C’est une astuce que j’ai récupérée d’un ami rompu aux brisures ça, non sans conséquences, une plaque de marbre fissurée présente mieux, mais talentueux :

amener la rupture par une discussion d’apparence neutre au moment où la partie détachable est absolument détendue. On peut la gaver de coquillettes au jambon, mais un massage fonctionne aussi très bien.

Je lui ai dit que je devais partir, ne pas revenir sûrement, partir, c’était ça que cela signifiait en définitive. Partir, constituer des parties, se séparer en somme. Progressivement il m’avait dit. La détente ne faisait pas tout.

Aller chacun de son côté, elle je sais pas, mais moi oui, et si elle voulait, elle pouvait rester, garder la route, les graviers et le paysage. Je lui verserai une pension d’avoine si le juge l’ordonnait et que les quelques terres que j’ai là-bas donnaient quelques boisseaux cette année là, mais c’était peu probable, c’est pas une vie paysan, je vous le dis comme je lui ai expliqué, on gagne rien, ou moins, les bonnes années en viennent à être pires que les mauvaises. Et les juges, de ce que j’en pense, plutôt laxatifs en l’absence de contrat de mariage.

Elle semblait réceptive, sans paupières.

J’arquais le clou dans le fer. Je lui dis que j’avais une femme qui m’attendait au pays moi, quel pays ? Avais-je ? que je ne pouvais pas, là, tout bazarder et recommencer ma vie sur un coup de oui ou pour un non. Pour n’importe quelle mule qui me courait après, j’ai été un peu dur là, reconnaître, mais il faut ce qu’il faut.

Elle détournait les yeux comme à son habitude. Je ne la connaissais que depuis peu, mais je pouvais déjà saisir la signification de ses principales expressions faciales. Elle regardait en l’air, de côté, n’osait pas, je crois, voir la prunelle de mes yeux plonger vers l’intérieur de ma pupille, et prendre de la distance, se mettre hors de sa portée, l’oeil plein de soleil si proche devenir l’abysse dont le souvenir l’engloutirait elle aussi, si le chagrin l’épargnait.

Antombre : Cerne fatiguée de la pénombre en fin de journée.

Je ne lui ai rien dit de trop. Il était inutile d’en rajouter. On a pris quelques photos souvenir. On a ris. Beaucoup. C’était beau malgré tout, ce moment partagé. Tous deux, je crois, ne voulions pas nous séparer sur une triste note, alors on riait des plus belles notes qui soit. Écartant le ploc à ploc du goutte à goutte lacrimal sur le bitume. Il rejoindrait le fleuve en contre bas, l’eau froide et bleu clair des glaciers qui meurent.

C’était beau malgré tout, ce moment partagé. Tous deux. Profitant du soleil pour donner à nos ombres mêlées, de belles couleurs moirées.

Je l’ai embrassé de mes deux bras avant de repartir. Elle était pleine de poussière mais je m’en fichais, pas de rimmel, rien. Elle m’a regardé un instant et n’a pas pu résister.

Je suis remonté sur mon vélo et elle s’est remise à courir derrière moi, comme si l’on ne pouvait faire que ça de ses journées, se séparer et se retrouver.

Imaginez vous, seul docker à bord, le bateau est amarré au port, ancré par deux tonnes de fonte en forme de gouttière dentaire au fond. Et voilà le port qui se fait la malle. On était monté une minute à peine, une caisse à poser, un courrier, une enveloppe, légère, légère, tellement qu’on s’inquiète de l’avoir transportée vide. Une erreur, quelqu’un l’a léchée, refermée, il devait y avoir, mais il n’y a pas. Et maintenant le monde s’éloigne, le phare dans la nuit, tout ce que l’on connaît nous abandonne, la Terre se défile. Une immense mascarade, un coup monté, une embuscade. Personne d’autre sur le bateau. Seul, ce doit être ça, fait exprès, pas possible autrement. Des vivres, de l’eau, non rien, de la famille, un amour, tout là-bas, rien ici, tout parti, partant, s’éloignant, et entre, la mer, insondable, méconnaissable, ce n’est pas notre mer, pas celle qu’on a vu, pas celle qu’on connaît, vue de loin, vue de là-bas, où l’on connaissait tout, où l’on a tout connu, maintenant rien, tout réapprendre, jamais, plutôt mourir, même pas suffisant, mourir, peut-être pourrait, mais jamais, pas la peine, trop dur, simple pourtant, revenir, rentrer, annuler, ne pas monter, enveloppe pour rien, monté pour rien, pourquoi. Simple, revenir, rentrer, annuler, tout annuler, revenir, rentrer. C’est tout ce qu’il reste comme désir. Annuler, revenir, rentrer. Rentrer. Rentrer.

Alors il plonge.

Alors Mumule galope.

Elle s’esquinte les sabots sur l’asphalte agglomérée de petits graviers. Sa corne dérape et se râpe sur l’asphalte. Comme un ongle qui ferait du curling sur une lime géante. Et mon clou arqué s’enfonce lui aussi, pommade brisure. Ça traumate à tout va au dedans. Ça se bouscule entre les fluides.

La panique, c’est tout juste si elle ne bêle pas.

Et la pente, moi, m’accélère.

Mumule galope. Mumule galope.

Et la pente m’accélère.

J’en pleure. Mumule galope.

Les voitures la frôlent, la klaxonnent, des camions passent aussi, ils s’en fichent, pleins de poussière partout. Passera un jour un bus avec un pare-buffle, et alors l’Antombre rejoindra la pénombre et l’ombre de son ombre.

L’ombre de son chien.

L’ombre d’un amour qui pleure et puis s’en va.

Mumule galope, Mumule galope,

Je lui échappe,

Sans fin.

Bonus : Mumule

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