Jour 9
J’ai quitté l’hostel ce matin. Paula, la gérante ne m’a fait payer qu’une nuit sur deux finalement. La promesse de la nuit gratuite pour les cyclistes a été tenue à ma grande surprise. Je la paierai par virement, ce qui prendra un peu de temps, et m’en vais donc en l’assurant que je ne la trahirai pas. Elle n’a pas l’air de s’en inquiéter. Cette confiance est réconfortante.
Je pars m’installer quelques temps chez Christian, un hôte WarmShowers.
WS est un site où les cyclistes sédentaires ouvrent la porte de leur salle de bain aux cyclistes nomades. La courtoisie implique généralement d’offrir une bouteille de vin à son arrivée, ce qui fait malencontreusement dégénérer la douche en apéro bien arrosé et le simple service rendu en amitié probable.
C’est un risque à prendre quand on invite des gens chez soi.
En tant que voyageur, je souhaiterais d’ailleurs posséder une maison pour cette seule raison. Pouvoir inviter d’autres baroudeurs, ou des réfugiés. Leur offrir le répit d’un foyer sans contrainte de temps, et par là-même la gratuité de ce dernier.
C’est ce qui me manque le plus à l’étrange, le désir qui revient le plus régulièrement, la possibilité de se poser, d’avoir un espace à soi un temps, de s’y sentir aussi confortable que chez soi.
Étant encore un peu fébrile des genoux, je suis allé m’installer toute l’après-midi dans un café avenue Maipu, « l’Almacen Ramos generales ». Aménagé dans l’une des toutes premières épiceries de la ville, l’Almacen décline sur ses murs quantité d’objets du quotidiens dont on se servait encore il y a tout au plus cent ans, et accueille dans son arrière salle les pèlerins de la sainte Radine Tranquillité qui s’attablent plusieurs heures pour le prix d’un café.
Je porte, c’est un hasard, mon t-shirt de la Boca. Les serveurs, supporters de River, plaisantent un moment, arguant qu’ils ne peuvent pas me servir en l’état. Que je ne fais pas d’effort, ne mets vraiment aucune chance de mon côté. Il s’apprêtent à dire qu’ils sont désolés, mais ils ne le sont même pas. Il n’y a rien à dire. Ce t-shirt, c’est un affront, rien de moins.
Je complais à leur exigence et enfile de nouveau ma polaire.
Une fois l’objet du délit dissimulé, ils me tendent la carte en souriant.
« Voilà. Là il n’y a plus de problème ».
C’est un petit jeu sans conséquence, qui témoigne du pouvoir étonnant de ce t-shirt. En Argentine, c’est un brise-glace incroyable pouvant même se transformer en lettre de recommandation. Les supporters de la Boca me sourient, tendent le pouce, m’accordent des petites faveurs, sur le seul gage de ce t-shirt comme preuve tangible de mon appartenance à une communauté footballistique avec laquelle je ne partage en réalité pas grand chose.
Les supporters de River, eux, m’interpellent, font la grimace, me demandent pour qui, pour quoi. Peu importe le club représenté, et c’est l’essentiel, la conversation s’engage.
Alors je leur explique d’où il vient (voir Emiliano), que je ne suis pas vraiment un fan de foot, qu’en réalité, ce t-shirt fonctionne comme un mot de passe, que l’on donnerait à une porte close dans une ruelle obscure. Qu’il fait briller les yeux méfiants dans l’ombre des meurtrières. Qu’il se chuchote au coin des gonds d’hôtels de passe. Il parle à toute une nation pour qui le foot fait sens. Car du t-shirt, découle le reste. On en déduit qui je suis et ce que j’aime. Ce que je mange et surtout combien ça m’a coûté. C’est un marqueur social aussi puissant que l’accent Chti.
En Argentine, il est possible de dire qu’on n’aime pas le foot. Mais il vaut mieux prévenir que saigner et s’assurer que les parties en présence ne portent pas d’armes avant de le faire.
Quand je fais du stop, je mets souvent mon t-shirt de la Boca. Je rate peut-être les 4×4 rutilants, car les riches sont pour River. Mais le premier Botero de passage s’arrête à coup sûr.
Que l’Almacen date d’il y a à peine un siècle est amusant. La Terre de feu nous rappelle que le temps de l’Histoire est celui du présent.
Fin 19ème, quand l’Europe tissait doucement les racines de la Première Guerre Mondiale, des hommes et des femmes vinrent poser leurs bagages dans les environs d’Ushuaïa. Les conditions climatiques n’avaient rien de simple. Au début, on chercha à éduquer les sauvages qui y vivaient, les Selk’nam et les Yamanas. Ils vivaient nus et chassaient le guanaco avec des pointes de flèche en pierre tandis qu’à l’autre bout du monde, on construisait le Titanic.
Quelques missions anglicanes et salésiennes, un ordre chrétien, s’implantèrent et apprirent aux indiennes les joies du métier à tisser. Les vêtements mouillés séchant moins vite que la peau, la promotion de l’évangélisation offrait une pneumonie pour chaque frustre achetée.
Le regroupement de populations normalement disséminées attisa les épidémies et tua les natifs que les chasses à l’homme de ce cher colonel Popper avaient épargnés.
En l’ombre de deux instants, fanèrent les jolis bourgeons sauvages de ce que le jeune Darwin avait considéré comme un troupeau bestial égaré sur la branche de l’évolution humaine.
Les colons eux, tel que Thomas Bridge, premier estanciero sur ces côtes, se lançaient dans le mouton sur des milliers d’hectares. L’estancia D’Harberton, relativement petite, en faisait 20.000.
Le négoce aurait pu paraître comme une sorte de tennis laineux à longue distance mais n’avait rien d’une partie de plaisir.
Tenter de se représenter leur vie à l’époque, c’est faire face à une étrange contraction de l’Histoire, où le temps, pourtant si proche, s’échoue sur les limites de l’imagination.
Frigorifié par le vent et le froid de ce qui ressemble à un temps idéal pour cet été austral, je ne peux qu’admirer, la bouche à moitié bée, les colons de l’époque, et compléter mon faciès ébahi face aux photographies d’indiens en bord de mer, à moitié nus sous leurs serviettes de peau.
Comment survivaient-ils, tous, alors qu’on se les pèle même dans notre confort moderne ?
Il y a peu, encore, les explorateurs véritables pelletaient la terre où l’on chie notre risotto.
Les indiens, eux, restaient auprès du feu toute la journée et s’enduisaient le corps de la graisse des lions de mer.
Une figure de proue majestueuse surplombe la salle principale du musée territorial d’Ushuaïa. Elle a le visage de la princesse Helena de Waldeck-Pyrmont, « duchesse d’Albany », du nom du bateau qu’elle ornait et qui fit naufrage en 1893. La tête fut décapitée de la figure et utilisée comme cible de balles à blanc par un butor. Sa récupération et sa restauration donna lieu, je l’espère, à un châtiment adapté.
Aujourd’hui, les lumières tamisées du plafond lui donnent une puissance que peu de sculptures dégagent, et qui dépasse aisément l’aura de cette chère princesse, à qui le noir et blanc rend peu hommage.
Un commentaire
Happy birthday with big later my little Mimile
🍻🍰🌞
Merciiii de nous faire voyager à travers ton écriture qui est pleine de rebondissements et que tu sais si bien comment capter les àmes que tu rencontres et de nous les décrire avec autant de subtilité que d’humour.Sacré toi!
Bisousss de nous tous.
Lydie
Magnifique !!!