Du vent dans les pantoufles
Emiliano : De l’assurance dans la voix
22 Nov 2017

Emiliano : De l’assurance dans la voix

Post by Emile

Emiliano est une grande gueule à l’italienne. Ses cheveux bouclés coupés courts portent l’empreinte d’un casque de Vespa invisible, et sa voix, tel un klaxon, semble tirer son bonheur du nombre de personnes qu’elle réveille. La trentaine bien tassée, il porte en bandoulière son ventre mou de jeune premier un peu trop barbu et s’enfile quelques snacks entre chaque pinte de Fernet.

On passe nos soirées à parler et à boire du Fernet jusqu’à 3 heures du matin. Avant, ce n’est pas une heure pour se coucher. Après, les voix se perdent dans le hachis des paupières et l’intermittence des pensées.

Son appartement de Belgrano n’est pas grand. Pas de quoi forcer l’autre à s’asseoir dès que l’un se met debout, mais tout juste. On en prend notre parti et l’on se distribue les rôles.

Moi, je suis étalé sur mon lit simple, à la romaine, tandis qu’Emiliano, lui, bouge dans tous les sens. On s’explique par monologues brumeux, dans l’ivresse joyeuse des bitures tranquilles. L’alcool, c’est pour avoir quelque chose dans les mains, éviter de les lancer au ciel, toutes les deux secondes, à l’italienne. Car quand il pose son verre, elles partent comme des fusées, des oiseaux qui s’envolent, et ses gros bras ballants qui ne demandent qu’à se tendre, prennent des airs de ficelles. Ce qu’elles racontent, c’est du sérieux, et quand on parle, l’autre écoute.

J’ai de la chance. Tous les acteurs suivent l’école de la parole, mais les bancs de l’écoute, les yeux bien ouverts, sans penser uniquement à ce qu’on va dire ensuite et tenter d’une manière ou d’une autre de reprendre la parole au bond, on les buissonne ardemment.

J’ai rencontré beaucoup d’acteurs qui jouent, veulent exister à tout prix, montrer qu’ils sont, plus même que ce qu’ils savent faire. La scène est un prétexte qui s’oublie. Quand d’autres se cachent, ils s’avancent et somment le monde de regarder ce qu’ils lui montrent.

L’écoute ressemble alors à un temps mort. Un temps passé à ne pas essayer, à ne pas être vu, à ne pas montrer. Au pire, un temps perdu, un temps gâché. Au mieux, un temps de repos où l’autre prend le relais et nous laisse un peu de temps pour penser à soi avant de repartir en piste.

Or l’école de l’écoute, c’est bien plus que ça. C’est l’attention complète et fascinée à ce que l’autre traverse et présente à nos mirettes. C’est l’oubli de soi-même dans la réception de l’autre. C’est le don nécessaire au partage.

L’écoute est un hublot, auquel je colle mon nez.

A ce titre, Emiliano est un acteur, mais un acteur qui sait écouter . Moi, je suis un écouteur, et parfois, je sais jouer. Alors on se raconte, et on s’écoute, aussi religieusement que si l’on assistait à un spectacle en train de se faire. Il y a suffisamment de bienveillance pour permettre d’intimes improvisations, et dans l’introspection, les idées s’éberluent de paroles. On réveille des pensées automnales, qui dormaient sous un tas de feuilles. On en avait oublié la taille et la couleur. Elles ont hiberné, submergées par le flot incessant de nouveaux souvenirs, bien au chaud, à l’abri de notre conscience. Mais à Buenos Aires, en ce printemps, le grand ménage prend des allures de réveil festif.

Quand il parle, il fait les 400 pas dans un rayon de 2 mètres autour des trois sièges de théâtre rouges qu’il a récupéré un jour, individuels mais soudés en banquette. Métaphore du public. Et quand il est assis, il m’écoute. On s’alterne, passant la torche, comme deux gamins sur un tape-cul. Deux turlutins pressés de savoir et patients de se raconter.

Quand il parle, c’est le souvenir au bout du bras, la main en coupe autour d’une boule de cristal imaginaire, le drap grandiloquent des empereurs tragiques cliquetant dans la diction, comme un fichu sur du gris-noir, et des breloques caravanières.

Il donne à voir, alors je regarde.

Il marche, s’arrête, pose, se remet à marcher, et puis prend une feuille qu’il vient lire à côté de moi. «Soy un espejismo » (je suis un mirage), d’Alejandro Urdapilleta. Un auteur Uruguayen qui dynamite ses textes de bonnes idées.

Emiliano lit en jouant, jouant assis, lisant. Sa voix est grave et posée. Il connaît le texte, ses inflexions, et le lit à la perfection sans hésiter un instant. Je comprends tout, ou presque. Le reste, sa voix me le traduit.

Emiliano avant le match

Et pourtant, ce soir, son équipe a perdu. River Plate, prononcer « Riz-beurre plate» est la deuxième équipe la plus soutenue du pays. Pas de quoi s’en mettre l’eau à la bouche (l’équipe de « La Boca » étant par le hasard des mots leur ennemi juré) mais ici, River, ça veut dire quelque chose. Depuis des décennies on accroche les maillots au murs des maisons et l’on décore les bars de peinture blanche rayée d’une bande rouge.

Contre La Boca, qui ne font qu’une bouchée de leurs adversaires, c’est le Classico. A la fin, la moitié des argentins se couche le sourire aux lèvres, car l’un des deux gagne. Quand ils perdent contre une autre équipe, le sourire est là aussi, mais moins franc, plus mesquin. On profite du désespoir des autres pour chambrer.

Ce soir, River ne jouait pas contre la Boca, mais les rires seront francs.

Malgré une possession de balle absolument désastreuse, on peut dire qu’ils ont bien commencé le match. En deux coups de corners à pot, ils menaient 2-0 grâce à un penalty et un coup de tête, qui peuvent raisonnablement être comptés comme deux coups de bol.

Dans le quartier de Belgrano, tout le monde est pour River. Un maillot blanc et rouge, ça donne forcément envie de boire un coup, alors à chaque but, on entendait une clameur s’élever dans la nuit.

Et puis Lanus, l’équipe adverse (je n’invente rien), s’est foutu un bon coup de pied au cul. Ils jouaient à domicile et devaient marquer 4 buts dans la seconde mi-temps pour se qualifier en finale.

C’était qua-si-im-pos-si-ble.

Et j’aurais aimé briser la tradition narrative qui implique que tout ce qui est déclaré impossible ou « qua-si-im-pos-si-ble », (puisqu’il est de commune pratique d’épeler les syllabes comme autant de pilotis pour notre certitude) mais je me suis lié pieds et mains en vendant la mèche dès le début du paragraphe.

Sautons ainsi fièrement à pieds joints dans ce proverbe populaire attribué tour à tour au Facteur Cheval, Russell Crowe dans 300, Oncle Luc ou Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». Et c’est exactement ce qu’il s’est passé.

Un à un, coup franc après penalty, tête puis pied, puis pied puis pied, ont brisé sur l’autel de la justice les trois pattes du canard de la malchance. Lanus a fini par concrétiser ce qui ne restaient que des occasions manquées, et réduit au silence la clameur d’une capitale.

Score final 4-2. Belle branlée.

Emiliano après le match

Emiliano aime le foot comme tous les argentins. Sauf ceux qui n’aiment pas le foot. Gamins, ils jouent au foot. Le week-end, ils vont voir des matchs de foot. A la télé, ils regardent les matchs de foot, et la radio est pleine de foot. On le commente, on le dissèque, on s’excite, on s’engueule, on discute les décisions du « puto d’hijo de puta de la concha de su madre » d’arbitre, on compte et on recompte les points et on s’engueule pour mettre un terme à la conversation, car toutes les bonnes choses ont une fin.

Le foot pour toute la vie. Prétexte aux premières additions des enfants, et aux dernières divisions des adultes.

Ces derniers sont nombreux à faire monter sur une chaîne en argent un pendentif aux couleurs de leur équipe préférée. Ils sont plus nombreux encore à prier Messi et tenter de ne pas imaginer trop fort les rumeurs qui évoquent son possible assassinat lors du Mondial en Russie.

Messi, assassiné ?

Non. Impossible.

Impossible ? Im-pos-si-ble. Croire qu’une chose pareille pourrait arriver… Messi. Messi mort. Messi assassiné. On est à deux doigts de le voir crucifié. Messi. On ne se rend manifestement pas compte. Messi. c’est toute l’équipe Argentine qui ne vaudrait plus rien, et avec elle, le reste du pays. Deuil national jusqu’à perpétuité, déclaration de guerre à la Russie, boycott de la vodka et repli sur les valeurs sûres : le Fernet.

Rien que d’y penser, les yeux d’acteur d’Emiliano se chargent de larmes sanguines. Je n’ose pas imaginer la torsion de sa petite éponge de cœur.

C’est qu’il aime son équipe. Il aime les voir jouer, et il aime jouer lui aussi. Avant, avec des amis, ils allaient jouer toutes les semaines, une heure ou deux. Ils se défoulaient, les uns contre les autres, deux équipes, tous copains.

Avec le temps, des réflexes de jeu s’étaient constitués. Quand Emiliano centrait, il savait qu’il y avait Pedro sur sa droite et que deux secondes plus tard, il serait en l’air, la tête prête à biseauter la trajectoire du ballon et l’envoyer nettoyer la petite tâche marron, là-bas, dans la lucarne.

Comme Olive et Tom, en beaucoup plus rapide.

Pour autant, marquer des buts était accessoire. Gagner ou perdre, le football même, étaient encore des prétextes pour se retrouver et faire corps.

S’unir afin d’atteindre un objectif, se sentir disparaître au sein du groupe, avoir un rôle, une place, s’appartenir d’autant plus que l’on s’efface au profit du collectif. Mettre de côté l’écrasante conscience de soi et s’abandonner aux autres qui s’abandonnent à vous.

Comme si tout le monde fermait les yeux, se laissait basculer en arrière et retombait dans les bras de l’autre.

Ce sentiment d’appartenance qui nous fait vibrer le cœur et nous donne l’impression d’avoir trouvé notre place, on le retrouve dans le théâtre. Emiliano a arrêté de jouer au foot depuis qu’il a repris des études d’assurance, pour prendre la suite de son père. Cependant, il ne le fait pas pour son père, mais pour lui. C’est un touche à tout, comme tous les acteurs en débrouille, il aime apprendre et surtout, il aime comprendre. À force d’écouter son père, il s’est découvert une petite passion pour l’assurance. Désormais, des amis lui envoient des photos de voiture d’une connaissance de connaissance, pour savoir combien ça leur en coûterait d’assurer la caisse et il fait des études de cas tous les soirs à la maison avec sa copine Lana, elle aussi fille d’assureur ayant repris ses études pour prendre la suite du paternel. Bien sûr, il aurait toujours le théâtre au cœur, mais l’assurance, ça lui permettrait d’avoir un revenu fixe, une certaine sécurité économique, sortir de la simple débrouille où l’on est obligé d’accepter n’importe quel petit boulot. Voir venir. Ce qui n’est pas du luxe en Argentine où l’inflation fait bondir les prix de 20 à 40 % chaque année. Les salaires suivent, à contre-coeur, et parfois pas.

Au jour le jour, il gagne sa croûte avec des petits boulots de diseur, de voix off, de locuteur. Le premier soir, il me sort quelques feuilles d’un tas qui s’empile et me fait une démonstration aussi impressionnante qu’hilarante.

Un matin, il donne sa voix pour le journal d’information et la météo nationale. On lui transmet son texte, et lui, imite de sa voix grave le ton des journalistes, se penche sur les mots importants et fait claquer une diction parfaite. Cette diction, il la module dans une seconde feuille lorsqu’il nous parle des séjours proposés par « Pullman Tour ». Il sait exactement ce qu’il faut rajouter ou retirer pour obtenir l’effet souhaité. Ici, il enlève de la vitesse, du tranchant, là il rajoute du velours et des amortis suaves sur la fin des mots.

Un peu plus loin, une autre feuille, et sa voix roule, déclenche des avalanches. Pour une publicité avec des conditions générales d’utilisation il débite son texte à plus de mille (mots) à la minute. Pour faire une pub radio des matchs à venir, il prend la voix des commentateurs de foot et s’envole sur le nom des joueurs, halète, transmet l’excitation d’un moteur qui s’emballe. Pas besoin d’insister bien fort pour ramener tout le monde au stade. Enfin presque tout le monde. Du fait des violences récurrentes, les supporters visiteurs ne sont plus acceptés dans les tribunes. Le succès reste cependant au rendez-vous, et l’on joue toujours à (moitié) guichet fermé.

C’est simple, Emiliano me rappelle mon copain Sébastien, avec à l’intérieur, la même étoile auprès du cœur. Lui aussi s’anime, se charge, sait devenir autre. Il porte la même générosité, la même puissance. Ce sont des paquebots humains qui transportent les autres.

Alors je lui parle de mon copain Pierrot, à m’en gonfler le cœur. Je lui parle de notre groupe, de ma meute. Il écoute en faisant oui du regard, les yeux dans mes yeux qui pleurent de joie.

Il me raconte aussi ses concours d’entrée à l’école de théâtre, et puis, 4 ans plus tard, à l’école de locuteur.

Le premier, il ne s’y était pas beaucoup préparé. Il était jeune encore. Il s’était retrouvé à une semaine du concours à ne pas savoir quoi faire. Alors il avait bûché. Comme jamais il avait travaillé auparavant. Il avait passé toutes ses journées à la bibliothèque à chercher des textes qui pourraient convenir et avait demandé à tous ses copains de chercher avec lui. Et tous, pendant une semaine, cherchèrent des textes pour leur pote Emiliano, avec la même effervescence que s’il s’était fallu éplucher le Droit pour lui éviter la peine de mort. Les règles étaient claires : Il pouvait prendre n’importe quoi. Tous les jours, il en apprenait un, deux ou trois différents. Mais le stress amplifiant, ils ne lui paraissaient plus aussi bons, sa mémoire les oubliait malgré elle, alors il changeait son fusil d’épaule, jusqu’à ce qu’il n’en reste que des miettes pacifiques et que son épaule ne soit plus qu’une boule de stress à vif. Jusqu’à ce qu’il tombe sur « Soy un Espejismo ». Et il leur avait lu comme il me l’avait lu, comme si l’auteur lui même s’était pointé et avait fait mine d’interpréter à la perfection le texte d’un autre.

La deuxième épreuve de ce concours était un jeu libre mais muet. La consigne était simple mais piégeuse :

« Quelqu’un, quelque part, attendant quelque chose ou quelqu’un. »

Si l’on ne résume pas tout le théâtre avec ça.

Y réfléchir trente secondes suffit pour se rendre compte de l’étendue des possibilités soulevées par un tel thème. Toutes les pièces, toutes les scènes y passent. Une seule contrainte véritable, l’essence du théâtre : choisir.

Ce que tu montreras sera une proposition, un choix, ton choix. Les gestes que tu feras et ceux que tu ne feras pas, quand voix il y a, les intonations que tu mettras et celle que tu ne mettras pas, les silences, la mise en scène, les lumières, le décor, la musique, pourquoi, comment, à chaque instant. Car ça vit, le théâtre est vivant, et chaque instant est une toile, un faisceau dense de choix que l’acteur doit assumer sans sourciller, droit dans ses bottes, au risque de n’être qu’une pacotille ridicule à laquelle on voudrait bien croire, mais qui ne nous en donne pas vraiment la chance.

Dans le salon de son appartement, je l’ai vu s’avancer avec dans le regard le jury de ce jour-là. Il est allé s’asseoir en silence, après m’avoir dit qu’il avait disposé, ce jour-là, trois chaises face public, et avait commencé à attendre. Imperceptiblement d’abord, puis de plus en plus visiblement, il avait joué l’attente et l’anxiété de quelqu’un qui attend une réponse. Un courrier d’un jury peut-être. Ou bien un docteur au sortir d’une salle d’opération. Progressivement, il s’était chargé devant mes yeux, comme il s’était chargé ce jour-là, ouvrant les vannes du cœur pour y voir déborder le corps.

Il n’y avait pas de « qua-si-im-pos-si-ble » cette fois-ci, mais je n’ai pas pu m’empêcher de vendre la mèche.

Il y est entré dans ce conservatoire.

Et jury, ce soir-là, je n’aurais pas fait d’autre choix.

La trahison finale

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