Jour 8
Il y a du monde dans cet hostel. Afin de rentabiliser la location de l’immeuble, et accessoirement s’en mettre plein les poches, le business tourne à plein. Je prends une journée off et discute avec les autres voyageurs de tout et de rien. Souvent de rien. Ce n’est ni de leur faute, ni de la mienne, c’est la situation qui veut ça, et un peu de magie de l’instant aussi. Il y a beaucoup de monde, difficile de sortir des chemins convenus.
Pourtant on en sort sans s’y attendre, comme un pneu éclate sur une ornière trop dure.
J’ai l’œil qui saigne du kitsch.
Une Israélienne écrit dans son carnet intime, dont la couverture taille A4 la représente elle et son chéri s’embrassant langoureusement dans un décor sylvestre. Une photo de mariage en jean et polaires. Elle parle fort et mal et s’insurge presque qu’un argentin choisisse de passer 15 jours de ses vacances à Ushuaïa seulement, quand, elle, nous récite les yeux fermés son flipper touristique à travers toute l’Amérique du Sud.
Elle souhaite ramener un maté et de la « yerba » en Israël, mais elle n’est pas sûre d’aimer ça. Dilemme comparable à ce qu’on éprouve face au maroille de Thiérache.
Je suis en plein moment sympa à me matéifier l’oesophage avec 4 Argentins. On le prend pur, amer, comme des vrais, des durs, des tatoués. Mais là il est un peu dilué. Elle nous demande si elle peut goûter, si on peut ajouter du sucre pour qu’elle goûte, elle ne veut pas nous pourrir notre maté avec du sucre, mais elle aimerait bien goûter, et si elle goûte, elle aimerait bien qu’on ajoute du sucre quand même.
Second dilemme. Moi je l’aime vraiment amer. Mettre du sucre, je suis pas chaud, alors je dis rien.
Les Argentins qui n’avaient pas encore compris à qui on avait affaire malgré l’apparition du Kitschal intime de mariage, proposent généreusement de mettre du sucre, parce qu’ils sont super sympas, comme 98 % des argentins.
« Mais oui, tiens, pourquoi, tiens, qu’on y mettrait-y pas du sucre, tiens. » Essayai-je de dire moi aussi de manière généreuse.
Mais je ne sais pas pourquoi, ce n’est pas sorti. J’ai plutôt dit :
« Tu sais, tu devrais regoûter, il est vachement dilué celui-ci, je suis sûr que tu vas aimer même sans sucre ».
Je lui passai le maté, elle goûta, et comme ce n’était pas si amer, elle aima.
Troisième dilemme. Elle avait goûté deux fois, n’avait pas aimé une fois sur deux. Suspense incroyable. Seigneur mais qu’allait-elle faire ? Ramener un maté en Israël ou… roulement de tambour… ne pas ramener de maté en Israël ?
Lorsqu’elle précisa qu’elle souhaitait ramener le « meilleur » des maté (en réalité de la « yerba », le « maté » est la tasse dans laquelle l’herbe infuse et se boit, mais passons), sous entendu quelqu’en soit le prix (elle était prête à marchander), les Argentins s’évertuèrent à comparer les différentes marques pour lui conseiller l’herbe la plus douce. De mon côté, je fouillais mes poches à la recherche d’un cutter. A la moindre ouverture, je bondirai vers le carnet Kitschime d’enlacement forestier.
Et puis, ayant tout noté consciencieusement dans son carnet, elle se désintéressa de nous et s’en fut à la recherche de son amie qui tout à l’heure mettait ses chaussures sur les coussins.
Je restais comme un rond de flan, à peine surpris de voir l’interaction s’achever aussi soudainement.
Ce n’était pas la première fois qu’une interaction avec une/des Israéliens se passait étrangement. Ils ont une réputation déplorable dans cette partie du monde. La plupart des gens les trouve arrogants, malpolis, traitant les locaux comme s’ils étaient en visite de colonie tiers-mondiste.
Une famille Israélienne adorable qui m’avait pris en stop me disait avoir honte de ses compatriotes et tenter de s’en cacher autant que possible.
Au Chili, des hostels affichent clairement un drapeau Palestinien afin de montrer que les Israéliens ne sont pas les bienvenus. Il ne s’agit pas d’antisémitisme primaire, comme on pourrait se l’imaginer, mais d’un apprentissage sur le tas. Après le lycée, les Israéliens ont un service militaire de 3 ans pour les garçons, et de 2 ans pour les filles. Ils en ressortent avec de l’argent, l’envie de faire la fête, et de se barrer pour un bon moment de la mère patrie. Devant la recrudescence de cas où les hostels furent « envahis » d’une quinzaine de jeunes faisant la fête toute la nuit, dérangeant les autres occupants, et repartant sans payer en laissant les locaux dégueulasses, et les porte-serviette désespérément vides, les ventes de drapeaux palestiniens ont augmentées.
A l’hostel il y a aussi un vieil italien. Un turinois, haut et maigre, un gran torino, qui beugle d’une voix de basson. Il est à la retraite depuis perpète, et s’offre des vacances en solitaire sur son vélo chaque année, loin de sa femme.
« Des vacances de 11 mois ? » lui dis-je
« De 3 semaines à peine ! »
Il parle bien français. Cette année, il est allé grimper le Ventoux.
« Il y a trois voies » me disait-il, et, l’air déçu, « Celle-ci était facile ».
Gian Carlo qu’il s’appelle. Toute sa vie, il l’a passée sur les marchés à vendre des tissus à la criée.
« J’ai le physique du rôle »
« La tête de l’emploi ? » tentai-je de le corriger.
« Non non, le physique du rôle. Car c’est du théâtre. Si tu restes comme ça, à rien dire, tu vendras rien. Si, peut-être que quelqu’un va venir te voir, parce qu’il veut acheter, mais sinon… Tu peux pas vendre si tu fais pas un peu de théâtre. Moi je suis incapable de faire autre chose que vendre. Sur les marchés, je chantais en permanence. »
Je l’imagine sans peine.
Désormais, il a la tremblote. Une tremblote de vieux, normale, ou un Parkinson dans les starting-blocks, plus inquiétant. Tout le corps passe d’un état de l’existence à l’autre comme le chat de Schrödinger, jusqu’à ce qu’il choisisse une bonne fois pour toutes.
Il se décapsule une bière, les bras qui flageolent, et se la colle aux lèvres. Peut-être que ça apaise un peu ses tremblements, comme la marijuana. Ou peut-être qu’il aime juste se boire une petite bière le soir.
Du vélo, il en fait quasiment tous les jours. Il est maigre comme un clou, avec le ventre qui forme un petit ballon. Il n’a presque plus de fesses non plus. La vieillesse contracte, s’arrime et tire. Mais il pédale encore. Le trajet Tolhuin-Ushuaïa, qui m’a mis sur les rotules, il l’a fait d’une seule traite, s’arrêtant pour manger après 75 kilomètres.
Ma selle rembourrée à la mousse l’amuse. En arrivant à l’hostel, il l’a prise en photo et la montrait à tout le monde qui riait.
En fin de soirée, ses grandes moustaches blanches nourries à l’huile vierge extraite par procédé mécanique uniquement, ont été épatées de la pizza que je me suis préparée. On achète les pâtes toutes faites ici. Elles ne sont pas très bonnes, mais on arrive à les sauver avec une tonne de jambon deux de fromage, de l’huile d’olive et des épices.
Je ne sais pas comment il va finir Gian Carlo. Je me demande comment il n’a pas encore eu d’accident avec ses mains qui gîtent. Le guidon doit les retenir. On ne s’est pas échangé nos contacts. On se reverra. Peut-être, peut-être pas.
Il se foutait un peu de moi au début. De la mousse, de mes genoux. La communauté des cyclistes, ça se mérite. Il m’appelait l’écrivain avec un sourire. Et puis je lui ai parlé de la liberté que je ressentais chaque matin, et il m’a dit que ça faisait du bien aux écrivains de sortir prendre l’air.
J’ai pris ça pour un compliment, et je suis sorti prendre l’air.
On trouve à Ushuaïa tous les magasins nécessaires à l’assouvissement de nos pulsions d’achat. En l’absence d’autres villes d’importance, et promises à la mythique atmosphère, elles y sont attisées depuis des milliers de kilomètres et ne cherchent qu’à s’exprimer. On y arrive les billets froissés dans la paume, l’espoir tremblant de trouver où s’offrir ce que notre imagination réclame, bien décidés à savourer quel qu’en soit le coût ce pourquoi l’on s’est privés depuis si longtemps. Qu’Ushuaïa soit la destination finale d’un voyage de plusieurs années ou qu’on y arrive pour en partir, cette attente est grosse du toponyme auréolé. On y voit les eaux pures et bleutées par le froid, de la neige et des constructions en bois colorées. En réalité, il y a une baie huileuse où dégueule l’eau verte des égouts, et l’air venteux parvient malgré son existence vectorielle à se charger de relents pollués. Sur la route comme dans l’eau, les camions et les bateaux s’échangent des conteneurs remplis d’international. Il viennent nourrir les vitrines en duty-free et affréter l’arrivée de grands paquebots de croisière.
Au bout du monde, résonne désespérément l’écho du centre de ce dernier.
Je me suis éloigné un peu pour aller voir d’où l’on prenait les photos de la ville. Une route de terre m’a amené au petit aérodrome en face de la baie où la ville mouille. Le port de loisir est là aussi. Un vieux bateau y est enlisé sur son bon gré aimant. Sur sa coque, du port art. Au dessus, un petit coucou fait des tours de ciel. Toutes les 2 minutes, il fait semblant d’atterrir, se pose, puis remet les gaz avant la fin de la piste. Les couleurs du hangar de l’aérodrome sont éclatantes dans tout ce gris. Un vieux coucou de l’armée trône à côté, à portée de main. C’est la première fois que je touche un avion.
Le ciel est nuageux et lumineux. Des patchs de ciel bleu se signalent avec autant de difficulté qu’un nageur pris dans la houle ou la beauté en ville. Je me sens mieux que la veille, mais le désir de repartir est toujours fort.
Les montagnes, les quelques maisonnées en bois au toit pointu, et le nom si sanctifié n’y suffisent définitivement pas pour sauver l’endroit à mes yeux. Je rentre dépité, un poids incertain sur les épaules, comme si tellement de choses manquaient que je ne parvenais même pas à déterminer lesquelles.
Mais Ushuaïa. Ushuaïa
Si ce ne pouvait être la ville, ce devait être moi qui n’allait pas.
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