Mon guide touristique de Buenos Aires comportait très peu d’informations utilisables en l’état, faisant la part belle à l’interprétation personnelle. Mais il avait le mérite irréprochable d’être gratuit.
« La gare routière de Buenos Aires est située derrière la gare ferroviaire. Ou devant si l’on vient de l’autre côté. Si l’on vous tape légèrement sur l’épaule et que vous effectuez une rotation d’un quart de tour pour savoir qui c’est, elle sera à gauche. Si vous êtes un romain et que cela s’avère être Obélix, vous tourbillonnerez vraisemblablement sur vous-même pendant une dizaine de secondes avant de vous arrêter de trois-quart, telle une roulette sur la case verte. Faites attention à ne pas vous tromper car la gare sera alors à droite. S’il y a de la brume, ce sont vos pieds qui fument. Comme il y a des escaliers, elle se situe également à une altitude un tout petit peu plus importante que le reste de la ville. Prévoyez un manteau. Lorsque vous prendrez le bus, il faudra redescendre les escaliers. La tentation sera forte de dézipper la zipette et défiler les manches. Mais gardez à l’esprit qu’il vous faudra potentiellement les remonter à l’intérieur du bus selon l’emplacement de votre siège. Dans le doute, découvrez-vous que d’un fil. A pied, il vous faudra environ 4 minutes pour passer de l’une à l’autre. Mais en prenant un train pour Mendoza, puis un bus retour pour Buenos Aires, on peut l’atteindre en 14 heures et 36 minutes. C’est un exemple, le nombre d’itinéraires possibles est quasiment infini. Si celui-ci n’est certainement pas le plus court, il offre cependant une certaine contrepartie en termes de paysages. »
Me retrouver dans la hall de la gare ferroviaire alors que je devais prendre le bus ne pouvait être qu’un acte manqué. Le panneau d’affichage affichait à tout va, narguant de ses lettrines cliquetantes les murs bien solides à qui l’on interdisait une telle inconstance.
Mendoza, Cordoba, Tigre … deux plantes vertes disposées de manière un peu sérieuse auraient suffit à me propulser définitivement à l’époque des conquistadors. Mais la gare ferroviaire était proprette, lisse et marbrée. Semblable à toutes les gares. C’est salissant une gare. Les gens aussi, comme les vraies plantes. En deux temps trois qu’il n’en faut pour faire AAHHH, la saleté perd toutes ses dents et se retrouve à bouffer une compote aux choux de Bruxelles une serviette autour du cou. Alors, le corsaire met les voiles. S’efface l’image de Mendoza, ses cicatrices entre lesquelles serpente un visage, son cure-dent d’un demi-mètre, pointu comme le vide, et ses yeux fous, noirs comme la suie, dans lesquels même le feu s’effraie. Barbier rasant gratis sur un continent d’imberbes.
Ici, Mendoza n’était qu’un nom, trois syllabes sur la route du Chili, un paquet d’immeubles à 14 heures et 36 minutes aller-retour. Le faux marbre du sol n’attendait que l’arrivée des working-men pour résonner à l’européenne. L’arrivée d’un train de banlieue nous permit à tous deux d’assouvir ce petit plaisir.
Prendre un bain de gens propres. Me couler dans la foule qui sent bon le savon, le déo et les sacoches en cuir. Les éviter de peu pour mieux les respirer. Dans un aéroport, rien à voir. Très peu de gens sont dans leur quotidien, tout est différent. Mais dans les gares, le matin… des femmes en tailleur noir moulent des hanches des corridors sucrés et floraux. Des hommes ont des chemises à rayures verticales et d’énormes sacs à dos noir qui paraissent vides. Ils combinent sans le moindre discernement les parfums marins qu’on leur offre à Noël et les déodorants fluo épicés qu’ils s’achètent eux-mêmes et qui attire les femmes comme du vinaigre. Ça se saurait, té. Mais ce n’est que de la publicité, alors ils n’y croient qu’à moitié.
Deux ados m’évitent de justesse. Ils n’ont pas d’écran au bout des doigts, seulement d’autres doigts et portent chacun leur sourire hébété jusque dans les yeux de l’autre. Je me gorge de leur pastel juvénile. Ils me rappellent le jeune couple que le métro collait à moi la veille à l’heure de pointe.
Lui, avait des cheveux blonds bouclés, des yeux bleus clairs, et un visage fin et pâle. Sûrement capable d’équationner sur sa Casio avec le nez. J’espérais pour lui qu’il s’était construit, par une combinaison d’options Allemand-Latin-Grec, suffisamment de barrières entre lui et la cour de récré.
Elle, avait les cheveux bruns et bouclés, un visage en amande et des bagues plein la bouche. Comme Petit Jean, le copain de Robin des bois. Son t-shirt moulant violet Emo carrelé de lignes noires criait « Adolescence ! » en se coupant les manches avec des rasoirs de mauvais designers. Ils étaient mièvres et leur rire dépassait presque le mur du groin de cochon. Le garçon, en bon rémora sur son premier requin (serein mais pas trop) alternait les blagues et les plongeons de la tête sous les bras de la fille afin de l’embrasser. Ils tenaient les poignées attachées au plafond du wagon et se balançaient doucement l’un vers l’autre. Lorsque leurs lèvres se connectaient, lui, fermait les yeux, vivait l’instant. Elle, maintenait la bouche fermée et les yeux grands ouverts derrière ses lunettes rectangulaires achetées en supermarché. Elle reprenait ensuite où elle en était, plus ou moins consciente d’avoir en face d’elle un petit animal dont il fallait, par amour ou par pitié, savoir récompenser les élans. Je n’écoutais pas vraiment leur conversation, davantage intrigué par leur langage corporel et tout ce qu’ils m’évoquaient malgré eux.
Entre la gare ferroviaire et la gare routière, la réalité des gares reprend le dessus. Les passants s’obéissent et ne font que passer. Ceux qui s’arrêtent ne repartent jamais. Il vivent en creux du transit, curieusement immobiles quand tout le monde se presse.
Entre la gare ferroviaire et la gare routière, une ruelle enserrée par les briques, sombre comme une impasse, débouche sur le parvis et dégueule, semble-t-il, toute la misère que cette ville s’efforce de balayer sous certains quartiers. En un instant, la belle façade européenne se fissure, et la favela, emmurée vivante, passe la main à travers le plâtre. Les boutiques de fringues danoises, les loyers d’immeubles « à la hausse man !» et les épiceries fines, les affiches à la broadway, les mall à la ricaine et le marbre de la gare. Tout se dissout comme un sucre qui fond. Le carton pâte prend l’eau à sa base. L’eau noire et croupie d’une ruelle dont l’horizon ruisselle marron.
Le caniveau à rats, où s’accumule la pisse, la chiure et les cadavres des chats qui les bouffent. C’est de cette eau qu’on parle. Que l’on évite soigneusement, mais dont l’odeur nous flanche. Cette odeur d’animal mort qui suinte et pourrit dans les lixiviats des villes. Cette odeur que le Brésil connaît et que l’Inde dissimule, l’Argentine me l’avait faite oublier. C’est l’odeur de la pauvreté, du tout à l’égout y crouton, des marchés de viandes et de poissons dont les clients picorent et croassent. Elle nous palpe haut le cœur, prend la gorge et l’estomac.
A l’entrée de la rue, deux policiers, défense d’entrer.
La gare routière est un peu plus loin, beaucoup moins chic. On y accède par une rampe à vous faire regretter les escaliers. A l’intérieur, des femmes accompagnées de gosses font semblant d’attendre un bus. Ils jouent par terre avec le revêtement en inox des murs et pourraient, à ce rythme, tout aussi bien nettoyer des pièces de monnaie avec la langue.
Les femmes regardent ailleurs. Les environs, les gens qui passent. Mais pas trop longtemps, à la dérobée. Pour ne pas inquiéter mais pour ne pas être vues non plus. Ou bien elles cherchent, peut-être un ami, peut-être la mère de l’enfant qu’elles gardent, à peine plus riche, à peine plus occupée. Elle serait passée par là elle aussi, à guetter, et attendre. Elles ne font pas la manche, elles attendent.
Attendre, peut-être le temps lui même, qu’il passe, que le jour s’achève. Un jour l’enfant sera grand, elles n’auront plus à attendre dans la gare, dans la rampe, près des barres en inox reluisantes, résistantes à la rouille même des salives enfantines. Elles attendront ailleurs. Sur un banc, dans un fauteuil ou dans un lit. Elles attendront le temps jusqu’à ce que le tableau d’affichage affiche en lettres grises, son dernier passage.
En lettres à peine visibles, ou de loin, les lunettes penchées sur le nez, la tête inclinée, juste assez pour que le regard plonge au-dessus des montures et retrouve une dernière fois son envol d’oiseau de proie.
L’oiseau chutera et se sentira fondre.
J’étais parti prendre le bus, mais à ce train, on n’y arrivera jamais. Heureusement, je ne vis pas tout ce que j’écris, et l’inverse m’ennuie.
L’aération des toilettes du bus est si puissante qu’on a l’impression de pisser face au vent. Dehors, la pampa s’échauffe, fait des moulinets avec les bras, dissémine quelques moutons, des touffes d’herbes par ci par là. Bientôt, elle atteindra sa vitesse de croisière et déroulera son effort sans effort, faisant souffler le vent en son sein, comme s’il ne l’affectait pas. C’est qu’à ce petit jeu, il abandonne le premier et s’essouffle avant d’en voir le bout.
Une éolienne à l’ancienne me propulse dans l’outback américain. Pompe à flotte en duel avec le vent. Immobile, elle n’en paraît que plus vieille. En plissant les yeux, on peut voir les cicatrices de l’horizon. Là-bas, au loin, entre le vert et le vert, une fine estafilade, une coupure. En guise de points de sutures, une clôture.
Le réseau téléphonique s’abandonne à l’abandon. Le bus s’arrête au milieu de nulle part, un arrêt invisible, semblable aux environs entre tous. L’arrêt n’est qu’une trace que la contingence inflige à la continuité. En apparence, rien ne le distingue de cette dernière. Pure existence, sans lui même, il n’y aurait qu’elle. Ici, le solitaire ressemble vite à l’unique. La pampa prend les mots à leur propre jeu, tord les concepts. On se retrouve l’esprit vide de sens.
Un groupe de faucons picore sur le bord de la route comme si c’était des pigeons. L’immensité rend le chasseur solitaire grégaire. La petite vieille, elle, garde ses jupons à l’abri du vent.
J’y suis. C’est pour ça que ce guide était gratuit.
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