Le blanc et le bleu, distinctement séparés. Poliment situés à la verticale l’un de l’autre, comme un yaourt bien moulé.
Appuyée sur le blanc du ciel, une aile d’avion.
Tel un plongeoir, elle s’effile vers le bleu, l’entaille d’une nageoire.
Elle n’a rien d’uniforme. C’est un patchwork inquiétant de plaques de métal soudées entre elles. Les couleurs brunes, blanches et grises se croisent, ponctuées de rivets, délimitées par les frontières de leur fusion.
Ma main ne saurait sûrement pas refaire une soudure bien propre. De ce que je me rappelle, ça ressemblait à de la couture.
A l’époque, je ne savais pas coudre. Aujourd’hui, je ne sais plus souder.
Mais s’il y a bien une chose dont je me rappelle, c’est de mon instructeur m’assurant que le point où la ligne de fusion étaient devenus les parties les plus résistantes de la pièce finale. À l’inverse d’un tissu que l’on aura voulu rapiécer et qui se déchire d’abord par la couture, le métal se renforce à sa marge fondue.
Le dessus de l’aile se compose d’une large portion grise qui ressemble à s’y méprendre à un assemblage de tatamis. Elle est encadrée de deux bandes sombres, qui délimitent sûrement la voie à suivre aux plongeurs distraits.
Des formes géométriques diverses viennent la compléter et former une aile.
Le point de jonction qui rallie le moteur à l’aile est le plus impressionnant. Il brille. Radieux au soleil sans obstacles.
On le croirait épais d’un centimètre à peine. Une fine lamelle d’aluminium, empoignée de rivets gros comme le pouce. Un petit voleur de pomme encadré d’une escouade d’agents spéciaux.
En dessous, le moteur est blanc, immaculé. Il offre bien trois ou quatre sutures, mais elles sont nettes et fines, hermétiques et solides, rassurantes. C’est une pièce cohérente. On pourrait la dénuder davantage, mais il faudrait tirer les rideaux, cajoler les passagers, essayer l’hypnose, coûte que coûte, à travers une deuxième présentation des consignes de sécurité. Tenter de les réinstaller dans la torpeur écolière qui survient à la moindre évocation du gilet de sauvetage ou du masque respiratoire. Ça foutrait certainement en l’air tout le programme. On n’aurait plus assez de temps pour proposer des parfums ou des montres de luxe, dont l’achat au summum de l’éthique, finance des bonnes œuvres à l’égard des enfants qui les fabriquent.
Alors on couvre le moteur d’une carrosserie de Harley.
Entre ce blanc et ce bleu, aucun nuage, aucun filet d’air vagabond, aucun rebelle atmosphérique. L’air est lisse et pur. Il ne se manifeste pas visuellement, il est là, sans l’être. Lourd mais transparent.
J’ai peine à imaginer la pression qui s’exerce sur ces fines plaques de métal, figées par des rivets. Il n’est plus ce qu’il était, ni tout à fait autre. Ses parties collées, entremêlées, transmutées par une chaleur lointaine. Dehors il fait si froid.
L’air s’en trouve sûrement déboussolé. Il patiente, paisible, assis en lui même, expirant avec componction sa propre présence inspirante. À cette altitude, aucune pression particulière ne s’exerce sur lui. Il n’est même pas assis, il flotte. Reposant sur son être plus lourd, incapable de s’élever en son être plus léger. L’air patiente, stable. Puis soudain l’avion apparaît, le tranche avec force. Il n’a rien d’un coutelas aiguisé, incisif. C’est plutôt une sorte de pierre projetée par une force vieille du jurassique. C’est un paquebot. L’aéronavale, ça vous parle ? Des jointures de métal extraites à la terre et projetées dans le ciel en espérant que ça tienne. L’air est si vite fendu qu’il n’a pas le temps de s’écarter. Et ses proches avant lui non plus. C’est ainsi que la pression se constitue. Les uns poussent les autres, rejetés vers d’autres bords, ils explosent invisibles, mais non moins nombreux. Combien pèse sur l’aile ? Combien d’atomes embouteillés par faute de temps ? Place ! Place ! Je dégage oui, mais laissez donc moi le temps. « L’hydrogène et le diazote d’abord ! » Combien de tonnes s’empaffent sur les rivets et les plaques disjointes ? Pas un nuage, pas un filet d’air, rien n’y paraît. C’est à peine si cela existe.
Le chemin vers le plongeoir ressemble à une moquette éponge, à la fois douce et rugueuse. Une peau de chamois. Un moule à pieds plats comme chez le podologue. Et pourtant, des tonnes d’air trop lentes, surprises dans leur latence, roulent avec langueur, sur la charpente d’ingénieur.
L’avion vole grâce à la résistance de l’air.
Un commentaire
Votre texte est magnifique, je l’ai trouvé par hasard, écrivant moi-même sur les couseuses des ailes d’avion en 14/18. Merci