Je pars comme un névrosé. Quitter un endroit me remplit de joie. j’éprouve ma liberté d’abord, je suis autonome sur mon vélo chargé de bagages. Et puis j’éprouve le renouveau. J’efface l’ardoise. Comme un voleur qui s’échappe, change de vêtements, de nom et va chez le coiffeur. Je suis de nouveau incognito et virtuellement n’importe qui. Résolue la moindre culpabilité. Peu importe si une interaction foire, de nouvelles grandes et belles me tendent les bras.
Le vendredi 19 janvier étant la journée mondiale de l’autostop à Ushuaïa, je pars me promener sur les coups de midi. Ramon, un jeune qui habite Ushuaïa depuis 5 ans mais vient du Chaco, m’emmène jusqu’au croisement avec la route de gravier qui mène à l’estancia Harberton. Il voit des autostoppeurs tous les jours, mais en 5 ans, je suis le premier pour lequel il s’arrête. Coup de chance encore, je ne cherche pas à comprendre.
Il bosse à la Anonima, une chaîne de supermarchés, s’occupe du réassort des fruits et légumes. Ça lui convient, tant que le travail est fait et qu’il n’y a pas de ruée soudaine sur le rayon tomates, on ne lui reproche rien. Il se permet d’arriver en retard et de repartir en avance, forme de pied de nez personnel sans conséquences permettant de supporter un peu plus facilement le quotidien de salarié.
Au croisement je rencontre deux cyclistes suisses-allemands, partis le matin même d’Ushuaïa. Ils sont équipés comme des suisses, 30 kilos max dans les sacoches et 3 salaires sur le dos. On discute un peu, pas de voitures à l’horizon. Je ne suis pas pressé mais je ne veux pas les déranger trop longtemps. Ils ont l’air d’être dérangés. C’est si facile de déranger des suisses-allemands.
Je m’engage sur le chemin comme si je comptais faire les 40 kilomètres à pied. Je n’ai qu’une envie, marcher.
ça fait une éternité que je ne suis pas allé marcher en pleine nature, sans but réel, comme Henry David Thoreau le préconise, marcher au petit bonheur, à la « dérive » comme l’article lu dans le magazine « 200 » été 2017.
Des voitures passent à fond les ballons, trouvant plus divertissant de m’enfumer d’un nuage de poussière que de s’arrêter et de m’en préserver. J’en compte une dizaine au moins. La onzième est la bonne. Une kangoo avec trois argentins à l’intérieur, un peu tassés, en route pour le bout du monde, le vrai, le rio Moat à 95 kilomètres à l’est. Avec évidemment une parilla à l’intérieur et de quoi satisfaire leurs AJR en graisses trans carbonisées.
Je change mes plans pour les suivre. L’estancia Harberton n’est pas si intéressante selon eux, et Raphaëlle et Loïc, mes anges gardiens en voiture balai, m’avaient parlé du rio Moat comme d’un endroit valant le détour.
La journée s’étire dans la pleine langueur des expéditions agencées autour de la bouffe. On s’arrête de temps à autres pour prendre des photos, manger du saucisson et boire du vin. L’oncle « El Mono », qui fait de l’artisanat en argent, conduit son neveu de Buenos Aires qui photographie et filme tout ce qui passe avec son vieux samsung. Les images sont terribles, mais il a l’air heureux. En ma compagnie sur la banquette l’arrière, Mattias, un ami d’El Mono. L’un parle de tout, l’autre de rien. Un vrai charlatan de foire. Je suis saoulé de parole, de loco, de boludo. Il déblatère les histoires les unes après les autres à la rapidité que le vide confère aux satellites autocentrés.
J’erre au bout de mon fil d’oxygène. A travers la vitre, ma conscience en apesanteur rebondit sur l’ombre portée des collines. Je divague d’une oreille et me baigne de l’autre dans l’eau glacée du canal que la lumière irisée du soleil réchauffe bien virtuellement.
On passe au côté de l’arbre penché, l’arbre venté, l’arbre libéré par la photographie aux quatre coins du monde, auprès duquel les bus s’arrêtent, que l’on érige en figure tutélaire d’un genre forestier régional, comme s’ils étaient tous aussi penchés, tous aussi horizontalement feuillus, à la pousse éreintée par le vent, aux branchages arthritiques malmenés par les flots d’air. Alors qu’il n’y en a qu’un qui le soit tant. Les autres le sont moins, c’est moins impressionnant, ils faisaient tâche, on les a coupés et jetés dans le fossé. On pouvait rien en faire de ces arbres. Tous tordus, tous fragiles, habitués à plier pour ne pas rompre. Des bâtards mi-roseaux, mi-chênes interlopes traîtres à leur race. Je serais pas plus surpris de découvrir leurs racines toutes aussi tordues, malingres, prêtes à vendre tige et bourgeon au premier flash venu pour une série de cartes postales traduites en bengali.
Je m’arc-boute et le prend sans flash, de loin, sans rien y laisser voir. On ne m’y prendra pas à cautionner de tels comportements, obéir à l’autorité d’un totum, ça non, plutôt fâner.
On reprend une goutte de vin et un morceau de fromage, la route est longue alors on roule et puis on crève, au milieu de nulle part, là où personne ne passe. L’endroit est tellement désert que je m’étonne de ne pas voir un panneau recommandant aux conducteurs de ne pas crever là.
Il faut enlever tout le barda à l’arrière, sortir le pneu et changer la roue. Au fur et à mesure de la journée, je me sens tomber malade. Je repense aux profs de sport qui m’avaient dit de ne pas me tremper dans le lac. Je repense à Leandro, le cycliste argentin qui avait la crève lui aussi et me l’a peut-être filée. Je repense à ma vie et à tout ce que j’aurais pu faire. Je toussote, confiant, la mort approche.
L’aile miroitante d’une migraine semble concentrer le moindre rayon de soleil vers mes yeux. Je deviens une mouche inversée, un papillon frelaté mal exaucé d’une seule larve lymphatique.
Je toussote, j’ai le nez plein, et surtout cette migraine qui vient. Une migraine effroyable, impossible à rejeter comme une mauvaise nausée, un poisson pourri mais si gros qu’on se bouchera bien le nez jusqu’à la photo. Je pense que le vin n’arrange rien à l’affaire. Je m’allonge un instant au bout du monde alors qu’ils tentent de pêcher à l’ombre d’un pont. La plage de galets d’à côté est belle. Le soleil tente d’y luire mais ne parvient pas à sortir de l’eau. Le rio Moat en dessine la courbe en se jetant dans le canal Beagle. Il y a des cormorans perchés sur un arbre, et du bois mort sur la plage qui mime en sourdine des carcasses de lions de mer. Certains embouts portent les marques de dents des castors. On dirait qu’ils ont été taillés par le couteau d’un mec qui en porte la fourrure sur la tête. Ce doit être une sorte de capacité inhérente aux bestioles qui se transmet par le poil.
La pêche ne donne rien mais ils avaient pris l’assurance poissonnier. Les saucisses, le poisson et les pâtes sont jetés pêle-mêle dans un grand disque métallique et le résultat est délicieux. Les disques de cette cuisson « al disco » qu’une majorité de restaurants proposent, proviennent à l’origine des déchaumeuses agricoles.
La pluie s’invite sur la fin du repas, on remballe en vitesse, il est déjà tard et 3 heures de route m’attendent. Le froid et la reprise de l’incessant bavardage m’assomme. On s’arrête à un coude de rivière pour voir où Inarritu a filmé la scène finale de The Revenant puisqu’il n’y avait plus assez de neige en Alaska. Ils blaguent sur les petits Leonardo DiCaprio que la ville ne manquera pas de voir naître ces prochaines semaines. Et si ce n’est pas de lui, ce sera par ses doublures.
J’ai patienté encore quelques jours à Ushuaïa. Cette ville ne voulait pas me laisser partir.
La bronchite a suivi sa courbe habituelle, dégénérant progressivement avant de se calmer. Je me suis enfilé quelques dolipranes, qui ont également dû agir sur les genoux, et ai décalé mon départ au lundi matin.
Je n’avais pas du tout profité des diverses marches à effectuer dans les environs, et mon souvenir de la ville reste aussi médiocre que la manière dont elle m’est apparue au premier abord. Mais j’étais heureux de repartir, comme à chaque fois, même toussant, même coulant.
Je pars comme un névrosé, mais un névrosé heureux, certain de trouver dans le départ, toujours, une source de joie.
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