À chaque fois que je monte dans un avion, je pense à la mort.
C’est marrant.
Je pense au décollage, je compte les secondes qui nous séparent à proprement parler de l’envol. Une quarantaine, c’est incroyablement long. Parfois un peu plus, et je m’inquiète. C’est une bonne chose qu’on ne puisse pas apercevoir le bout de la piste. Parfois un peu moins et je m’inquiète aussi.
Je regarde les gens qui partagent ce moment avec moi, les enfants, les vieux, ceux en costard et les autres, les détendus et les inquiets. Je pense à l’épais livre de la Mort dans lequel tous nos noms sont inscrits, et je me demande si c’est aujourd’hui, si c’est maintenant que ça arrive, si c’est à cet instant et en ce lieu précis que nos noms à tous se retrouvent et coïncident sur une seule et grande page.
Je pense aussi à mes funérailles, aux derniers textes que j’ai écrits dans mon ordinateur, à leur valeur générale et surtout personnelle, pour mes proches, dans ce qu’ils auraient pu leur transmettre sur l’actualité de ce que j’étais juste avant de disparaître. De mon état de bonheur, de ma manière de voir le monde, de mes envies pour le futur, de mes regrets, aussi. Il ne faut pas en avoir, mais j’en ai. Tout cela disparaîtrait, s’envelopperait avec moi, dans le linceul vide, la tombe muette, le caveau pesant de toute sa densité vers l’avaloire terreux. Les chants liturgiques que j’aurais salués d’un bâillement, les pleurs et les hoquets, qui m’auraient tiré la larmiche, les bêtes démarches courbées qui traînent sur des graviers de chantier des chaussures de cuir noir cirées jaunes dans la tristesse matinale du jour que l’on ne voudrait jamais voir se lever. Un enterrement de plus, saluant le vide d’un corps et le plein d’une vie.
Envoyer une onde interstellaire, un chant de baleine, savoir que l’on meurt, alors se préparer et l’annoncer soi-même, y mettre les formes, surprendre l’accident avant l’occurrence, lui taper dans le dos et lui dire qu’on est prêts.
Je pense souvent que c’est dommage d’achever ma vie ici, mais que c’est ainsi, maintenant que je suis assis, je ne vais pas descendre, c’est stupide, surtout si l’avion ne s’écrase pas. J’ai attendu deux heures avant de pouvoir monter, j’ai bien gentiment placé mon dentifrice et mes crèmes pour mes masques aux concombres dans de petits sachets plastiques, et j’ai accepté de bon cœur l’ordre de l’agent des douanes qui me demande poliment en fourrant sa main dans mon sac s’il peut fourrer sa main dans mon sac et déranger davantage un paquet d’affaires qui n’avaient pas la prétention d’être rangées mais s’arrangeaient tout de même pour ne pas déborder.
Poliment, on reprend son passeport de citoyen chanceux et on remballe ses merdes.
Je n’ai pas attendu pour rien, je dois me déplacer, quoiqu’il arrive, je me déplacerai. Par un moyen ou par un autre, j’irai là-bas, à l’endroit où je me rends. Si j’ai peur des moyens qui me permettent de me déplacer, alors je ne me déplace pas et je reste ou je suis, tout devient plus simple, mais la colline reste à sa place, un homme hurle en français qu’il n’en a rien à foutre lui, et crache sur les canards.
Alors je suis dans le couloir d’embarquement, l’on vérifie une énième fois que je suis moi, sans me montrer qui ils regardent exactement, l’homme qui est moi leur plaît, les satisfait, alors ils me laissent passer en pensant que je suis l’autre. Le paraphe est apposé au premier pas dans l’habitacle. Si je meurs, je ne pourrai pas venir me plaindre. Je suis dans l’avion, et la panique me prend, comme une vague, une émulsion de volcan, la cheminée s’engorge subitement et cherche une issue sous la croûte placide que tout le monde affiche.
Un fou se lève, dit qu’il ne restera pas une seconde de plus dans cet engin de la mort, qu’il veut descendre, qu’il pressent que l’avion va tomber, qu’une bombe est dissimulée dans les bagages, qu’un fou, un autre, a un couteau en plastique modulable, mais tranchant, dissimulé dans ses chaussettes Snoopy, qu’un déséquilibré va tenter le grand schelem et transmettre son déséquilibre à l’avion en tapant un peu trop fort du pied. Ses explications le débordent. On ne le retient qu’à moitié. L’hôtesse en cheffe, sollicitée par les stewarts n’a pas le temps de trouver dans quelle langue lui dire de se calmer qu’il se dirige à contre-flot dans le couloir et nous traite de fous, nous, les tranquillement assis, nous qui dissimulons nos boyaux derrière deux couches de peau, tentant de gérer avec pudeur notre propre angoisse, notre propre parfum de mort qui rugit derrière nos amygdales, nous ! il nous traite de fous, dit qu’on va tous crever comme des miettes d’aluminium dans un grille-pain, exploser, ça nous fera les pieds, à nous, belle bande de cons.
Il sort.
Les passagers remuent du bec, semblent s’apaiser, le flot se tarit, tout le monde ou presque finit par s´asseoir, quand deux femmes et un homme se lèvent subitement, récupèrent leurs bagages, et s’exfiltrent à leur tour, le visage fermé, n’offrant aux propos des hôtesses qu’un silence de mort, de circonstance, de pari superstitieux sur l’inconnu.
Tout le monde prend désormais conscience du choix qu’il effectue en agissant ou non. Descendre, c’est vivre, peut-être, mais aussi prendre le risque de voir l’avion arriver à bon port, ses passagers repus de plateaux repas aux morceaux de pains et plaquettes de beurre en nombre nécessairement insuffisants (alors qu’est-ce qu’on perd?), prendre le ridicule de patienter pour prendre le prochain vol, et prendre le gâchis de payer à nouveau pour avoir la possibilité d’embarquer, dans la crainte, cette fois, que la loi des probabilités, inapplicable, change ses règles, et décide de s’appliquer.
Alors l’homme attend dans l’aéroport. Il n’a pas renoncé à sa volonté de se déplacer alors il achète parfois un billet, et tente de monter dans l’avion, de mener à bout ce processus entamé des dizaines et des dizaines de fois. Mais à chaque fois il ressort, les yeux éteints, étreint par la peur que les dizaines de milliers de réussites passées, n’ont eu pour unique destinée que de mener à cet instant, ce jour, cette destination, ce vol, cette configuration de passagers venus d’horizons distincts, ayant eux aussi choisi ce vol particulier pour des raisons importantes ou dérisoires, professionnelles ou intimes. Des craintes, des peurs, des attentes plus ou moins grandes ou des petits évènements du quotidien. Un retard de taxi, un oubli de réveil, un bras amoureux sur l’oreiller suffisamment convaincant pour retarder de quelques heures, quelques jours, quelques mois, des faisceaux du destin prenant leur source à 156 millions de kilomètres, dans la lumière du soleil qui les révèlent, et qui s’achèvent dans l’ombre d’une condamnation arbitraire, insoupçonnée de tous, qui ne se révèle qu’au dernier moment : la mort.
La vie nous file entre les doigts, pense-t-on, quand on retient, qu’on laisse partir, la mort aussi.
Je dis que c’est marrant parce que si l’on regarde les statistiques, l’avion reste le moyen de transport le plus sûr au monde. Est-ce irrationnel de ma part, voire injuste, d’accoler à l’avion cette image de mort, alors que c’est avant de monter dans un bus, dans une voiture, sur une moto ou sur un vélo qu’il faudrait y penser ?
Je dis c’est marrant parce que j’y pense aussi à toutes ces occasions.
Il n’y a pas un seul de mes déplacements qui ne donne lieu à une pensée pour l’accident, la douloureuse contraction du hasard, la mort.
Je vis en permanence dans l’attente redoutée de ma propre extinction.
Parfois, l’illusion du contrôle n’a qu’un lointain rapport avec la sécurité effective. Éloge du lâcher prise ?
« Quand on aime, il faut partir » disait Cendrars.
et l’hôtesse souriante d´ajouter : « En vous souhaitant à tous un agréable voyage ».
Un commentaire
J’ai envie de te dire : « La peur n’évite pas le danger »; vieil adage familial ! Mais nous sommes sûrement plus qu’il en faut à vivre ses moments d’angoisse que tu décris si justement et l’âge n’arrange rien à l’affaire bien au contraire !