Du vent dans les pantoufles
Arriver (Buenos Aires)
17 Nov 2017

Arriver (Buenos Aires)

Post by Emile

Buenos Aires dans la nuit. Cette ville ne s’enveloppe pas, ne palpite pas. Elle est là, imposante, remplaçant les alignements de la nuit même par ses propres tracés lumineux, géométriques et interminables.

Je croyais m’être enivré de lumières avec Brasilia, et voilà que Buenos Aires, sur le piédestal mythologique de l’Amérique du Sud, se dévoile, dans son humble splendeur.

De l’avion, le quadrillage est hypnotique. De grandes travées alimentent des réseaux d’affluents de plus en plus petits, mais toujours perpendiculaires. Flocon de Koch dopé à l’angle droit, la ville reproduit ses structures jusque dans le moindre détail. Elle se même.

A l’instant où l’on se rassure, où la mégastructure, impressionnante par sa taille, nous semble monumentale mais vide, tristement inhumaine, les premières étincelles apparaissent. La ville immobile, la ville morte, s’anime du ciel. Doucement, notre œil entame sa descente et distingue peu à peu ce qui l’irrigue, cette ville. Ces travées d’ombre, des avenues, et ces capillaires, des rues.

A 23 heures, un lundi soir, des voitures circulent d’un côté et de l’autre, promenant leurs phares le long de ce qui ne peut être qu’une autoroute. Ce sont des taxis, des bus, des voitures particulières, de gens, toujours, qui viennent de Buenos Aires, ou l’inverse, et s’en vont ailleurs, ou le contraire. Chez eux, peut-être, garer leur voiture, nourrir le chien, se brosser les dents et dormir. Nulle part aussi, rouler pour rouler, se calmer dans la nuit. Brûler un peu d’essence la fenêtre ouverte, griller une cigarette, la fumer avec le vent. Des gens. Des milliers d’étincelles qui transitent, comme autant de messages nerveux, comme des cellules d’un sang, lumineux, enfin, la ville palpite.

C’est fascinant. Je n’ai pas d’autres mots à vrai dire. Je pourrais le redire, les empiler ces fascinants, en faire des fascines, des boutures de mon émerveillement, et en cueillir des fruits toujours aussi juteux. Je voudrais que l’avion s’arrête en plein vol et se taise. Qu’on éteigne les moteurs et qu’on le suspende par l’aileron à un hameçon d’étoiles, que l’inertie nous porte comme un bateau sans hélice dans la langueur des algues. Je voudrais pouvoir observer jusqu’à l’aube ce manège d’étincelles circulant dans l’anonymité de leur ressemblance. Le soleil se levant ferait disparaître les veines comme une peau blanchie, dont le bleu s’envermeille.

Impressions

Mais il faut atterrir. Des gens ont des valises toutes neuves qu’ils ont hâte de sortir. L’avion en rebondit pas, il se pose, et freine en écartant les doigts.

Sur la piste, rangé dans la lumière, un navire de la flotte d’Aerolineas Argentinas, bleu et blanc, une merveille, tout en fuselage, les regards glissent dessus. Il paraît si liquide que l’air, diplomate, ne doit lui opposer qu’une résistance de pure forme.

Dans l’aéroport, des pissotières d’un demi-mètre de large sont siglées « american standard ». Déclin de civilisation ou problèmes de vue chez les bites de gros ?

Tournis absurde, ivresse douanière. L’on se saoule de banderoles vides avant de présenter ses papiers et d’ouvrir les yeux en grand pour ressembler à sa photo d’il y a 4 ans.

20 bureaux de douane sont ouverts en simultané. Ils cliquettent comme une salle d’attente de la Caf dopée aux amphétamines. L’Argentine met un zèle étonnant à s’inspirer de la France.

Arrivée à 23h. Fatigue et ventre vide.

Rater le bus d’un pot d’échappement dans les poumons. Attendre le prochain.

Il est 1h20, à part moi, un couple de vieux peuple le bus vide qui n’a pas voulu m’attendre une heure plus tôt. Il fait 19,9°C. Les températures ont pris un coup de neuf, un vent de fraîcheur. De grandes rues, vues du bus aussi, le ciel ne mentait pas. Sur le toit des maisons, des barbecues.

Une pelouse en banlieue pavillonnaire, des jeunes, filles et garçons, jouent au foot dans la nuit.

J’ai l’impression d’être revenu en Europe. Adieu l’extravagance brésilienne, la chaleur, la saleté aussi, le côté pays en développement. Ici, l’on oscille entre l’Italie et la Serbie. C’est aussi agréable et dérangeant que de rencontrer des étrangers en voyage. En creux du confort, la déception du similaire.

Le thermomètre du bus reste bloqué à 19,9°C. Le vent qui souffle n’est pas si neuf.

Un peu plus loin, plus proche du centre, un terrain de foot illuminé cette fois. Un petit, engrillagé. D’autres joueurs, que des mecs cette fois, il est 1H30.

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Le bus me dépose dans le centre. Il est 2h, je cherche un taxi. J’en trouve 5, accoudés à une bagnole à la sortie d’une station service. Ils boivent le maté et discutent. De ce que j’en sais, ils pourraient tout aussi bien échanger leurs positions sur le dernier décret présidentiel que sur les numéros du tiercé. Je suis là, avec mes deux sacs, plus dégingandé que rarement, touriste évident, client potentiel, et ils discutent, comme si des passagers, pendant leur pause, ils en avaient toujours trop. Le maté passe de main en main. L’un d’entre eux est petit, mat, il paraît péruvien, c’est lui qui verse l’eau. A côté de lui, un vieux de la vieille. Les rides en forme de joue, grises et pesantes, donnent à sa chemise et à son gilet sans manche, un air de majordome qui fréquente les cafés depuis la mort de monsieur et madame. Il y en a deux que j’oublie, un petit gros vers les phares, je crois, les cheveux en brosse. Mais l’autre, impossible de m’en souvenir. Le dernier, à qui je parle, porte un vieux polo bleu marine, et des cheveux graisseux de quinqua italien, coiffés vers l’arrière pour cacher les premières peignées du temps. Il a une moitié de dentition, répartie aléatoirement selon le sens du vent. Son tarif est le double, où que j’aille. Pas le double de ses copains, il prend le maté, le double de ce que je lui propose. Il fait nuit, mon hôte habite loin, c’est ça ou rien.

Je lui dis ok, il reprend du maté, j’attends.

La discussion reprend. La métaphysique, le loto, la physique quantique, les impôts. On ne me dit rien, on ne me regarde pas, je ne dois pas avoir l’air assez client pour leur donner envie d’interrompre leur pause. Je souris de la situation, puis leur tourne le dos et m’enfonce dans la nuit.

Ça aurait pu faire une bonne fin. J’aime bien les fins où l’on s’enfonce dans la nuit. L’ombre avale le héros, mais tout va bien, ce n’est pas une ombre agressive. C’est une ombre sans pickpockets, sans couteaux aiguisés, sans clous rouillés disposés à la verticale entre les pavés. Et lui, de son côté, il se démerde pour résoudre l’intrigue, généralement, son GPS interne lui indique son troquet préféré à proximité, il y avale sept whiskys, regarde les billets qu’il lui reste dans son portefeuille. Il n’y en a pas (on se demande alors comment il va payer). Un carton de boite d’allumette avec un code secret tombe et soudain tout s’illumine. Il dit à Simone et Robert de tout mettre sur l’ardoise, et s’enfonce dans la nuit dans un claquement d’imper gris-noir. Le lendemain matin, le méchant se réveille avec une sale pâteuse, et Tonton frappe à la porte, l’haleine nickelle malgré les sept whiskys. Quelle histoire.

Comme je ne savais pas vraiment où aller, je ne me suis pas enfoncé dans la nuit très longtemps. Les ombres, la nuit, on est obligés de s’enfoncer dans une ou deux d’entre elle pour avancer. Ou alors on fait des détours par les lampadaires. Mais pourquoi pas traverser les passages piétons en essayant de ne marcher que sur les bandes blanches, ou de faire le funambule sur le bord du trottoir pendant qu’on y est. Non. Je suis ressorti assez rapidement de l’ombre, sain et sauf, pour retourner à la station de bus où il y avait du wifi. J’ai installé Uber et passé commande avec ma carte bancaire. Internet et le libéralisme ont fait le reste. Malgré la demi-heure passée à supporter Miguel parler des « bonnes meufs » de Buenos Aires, je n’ai pas regretté une seconde que les chauffeurs de taxi n’aient pas leur pause maté.

Le client n’est pas roi partout, et c’est pour le mieux.

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