On se rapproche de la rive parfois. Un arbre ressemble à un brocoli géant.
Aujourd’hui les vagues sont plus importantes. Rien qui puisse faire sérieusement tanguer le bateau, mais les hamacs se balancent davantage, de telle sorte que je reçois dans le flanc le pied de ma voisine qui ronfle. Supplice de la goutte d’eau qui fait déborder la voûte plantaire.
Nous parlons poids avec une brésilienne. Elle fait 75 kilos mais en paraît 10 de plus. Je lui dis qu’en France les filles veulent faire entre 50 et 60 kilos, peu importe leur taille. Incompréhension. Ses sourcils qui résistaient encore se courbent eux-aussi.
La nuit, un téléphone sonne. Il a la même sonnerie que dans Matrix. Le propriétaire ne répond pas. Le téléphone sonne encore. Parmi la forêt de hamacs personne ne bouge. A l’exception de cette sonnerie de cabine téléphonique et de quelques ronflements suspects, le silence est complet. Le téléphone sonne, une dizaine de fois au moins, puis s’éteint. Angoisse de ne pas être dans la vraie réalité et d’avoir raté la seule occasion de m’en échapper.
Escale à Monte Alegre, bourgade en retrait du fleuve. Au milieu du brouhaha habituel, éclat de stupeur général. Tout le monde se précipite aux vitres qui donnent sur le quai. Un pneu arrière de tracteur vient de dévaler les escaliers. Il a évité l’eau de justesse et s’est couché sur le flanc. On le relève (enfin ils), et installe une planche entre le bateau et la plateforme de béton. Plusieurs hommes le retiennent ou le poussent. Un espace sans bordure au dessus de l’eau sépare, sur la planche, le bateau du quai. C’est l’endroit périlleux, où le pneu pourrait pivoter et finir sa course dans un tonnerre de glougloussements. Soudain, les hommes se font signe et donnent une poussée. Le pneu s’élance, emportant les bras qui le retenaient une seconde avant. Les hommes lâchent l’écrase bouse et trébuchent à sa suite. Du pont supérieur, on le voit pénétrer dans le bateau, seul, à bonne allure, tenant contre toute attente le fil de la planche. Les manutentionnaires sur le quai se prennent la tête dans les mains, puis rigolent franchement. Les gars à l’intérieur ont dû réceptionner le pneu avant qu’il ne roule de l’autre côté et plonge définitivement dans l’eau. Ce n’aurait pas été possible vu qu’il y a un muret en métal mais l’idée et séduisante et sert assez bien le suspense de l’histoire.
Tout le monde se marre alors, sans fard, simplement amusé par ce pneu retord, sa bonhomie caoutchoutière qui doit remémorer à bon nombre d’entre eux leur jeunesse clermontoise, et la salutaire résistance, parfois, des choses fabriquées par les hommes à se conformer à l’emploi qui leur était destiné.
Le bateau sonne la corne, nous sommes sur le départ. Tous les vendeurs descendent, sauf une qui reste coincée mais qui à force de manœuvres et d’une petite échelle humaine de ses pairs, rejoindra les quais saine et sauve.
Quelle escale pleine de rebondissements ! Les passagers rejoignent leur hamac le sourire aux lèvres. Les moteurs ronflent de plus en plus fort, laissant derrière nous les vendeurs de pastèque à 5 reais pièce. Ils entassaient leur marchandise bien en évidence et repartent, je le crains, avec autant si ce n’est plus.
En partant de Monte Alegre, un groupe de dauphins « noirs », en réalité gris, nous salue en caudale. Lumière du soleil couchant. Berges agricoles paisible. Joie d’être ici.
Disparition soudaine de la peau de banane dans la nuit, par dessus bord, du jaune au noir, envol dans l’hyperespace et fin probable dans l’écume blanchie du fleuve boueux.
J’écris de nouveau sur le pont inférieur. Il n’y a personne. Seules quelques voitures, mais pour la dernière fois, si celles-ci sont inhabitées, on ne peut pas vraiment dire que les voitures sont des gens. Je n’ai toujours pas trouvé le cercueil. La roue de tracteur siège désormais au milieu du pont. Elle est énorme. Un mètre de haut au moins. Le poids d’un zèbre de caoutchouc sûrement. Du sang d’arbre et c’est tout. La toucher me passe l’envie de trouver le cercueil. Mon bureau est éclairé d’une lumière. C’est bien pratique, sinon je ne vois pas où je tape et les mots se mélangent. Il devient plus difficile de me lire, et sûrement moins plaisant. Peut-être que l’on pense déjà que j’inverse les mots. Que j’écris à l’aveugle, sans lumière intérieure. Il y a quelqu’un ? Je n’ai vu aucune lumière alors je suis resté dehors.
J’ai mes écouteurs dans les oreilles. Je comptais écouter de la musique, mais je me suis mis à écrire dès que l’ordinateur s’est allumé et j’ai oublié d’enclencher la musique. Et maintenant puisque j’écris, je me dis que mettre de la musique pourrait me déconcentrer. C’est bien les écouteurs sans musique aussi. Ils estompent un tantinet les bruits ambiants. Les remous du bateau qui fend les flots, les remous du moteur qui aide le bateau à fendre les flots, et les remous des cailloux qu’ils mettent dans le moteur en complément du diesel pour faire croire qu’ils ont récupéré un V8 Rolls Royce sur un vieux Boeing de la Panam. Je me souviens avoir vu en arrivant à l’aéroport de Manaus, sur la piste, alors qu’on était encore dans l’avion, des carcasses d’avion, plus ou moins abîmées, mises de côté dans l’herbe. Autour de la piste (qui n’était pas en terre rouge mais en béton, on n’est pas au milieu de la jungle non plus) la jungle, comme si on était en plein milieu de la jungle. Une plante couvrait la cabine d’un des avions et l’une de ses aile creusait la terre selon un angle qui n’inspirait pas confiance si l’on avait dans l’idée de le faire revoler avant le siècle prochain.
Je suis tout seul sur le pont inférieur mais de temps à autre un couple descend. A mon avis, ils cherchent un endroit tranquille pour baiser. Il n’y a pas beaucoup d’endroits peinards sur le bateau. Des gens, tout le temps. Le pont inférieur c’est différent, il n’y a personne. Sauf quand d’autres personnes descendent, et quand je suis là, mais moi aussi c’est différent, je ne me compte pas.
Je préfère le pont inférieur. Il y fait plus chaud car les machines sont proches et que les flancs donnent directement sur le fleuve. La journée le soleil chauffe la cale d’acier rouge, et on s’y brûle à y marcher pieds nus. Mais la nuit, le vent passe d’un côté à l’autre, effleurant d’une caresse le zèbre de caoutchouc en sang d’arbre. Les fenêtres sans vitre donnent directement sur la nuit, et l’on y plongerai si une maigre lumière ne révélait pas des flots couleur de merde. S’il faisait nuit partout, si les bordures intérieures blanches encombrées de cordes disparaissaient et s’ouvraient vers la nuit, on y plongerait. Aisément. Sans réfléchir une seconde. Sans espérer survivre non plus, mais par goût de cette seconde d’apesanteur dans la nuit noire. Par goût de disparaître, comme par magie, et d’étonner les spectateurs :
« Il a plongé ! »
« Il a coulé »
« Pas sûr, t’as entendu un plouf toi ? »
« Il s’est pas envolé tout de même. Il a coulé, c’est sûr. »
« Moi j’ai rien entendu, et j’ai rien vu non plus. Si ça se trouve … »
Si ça se trouve, on y resterait là, suspendu entre deux infinités sombres, à la bordure des flots. Pas tout à fait volant, pas tout à fait chût. Incapable de couler dans un sens comme dans l’autre. Tant qu’on fermerait les yeux et qu’on penserait à la nuit, tout autour, enveloppante, au ronron du bateau qui s’éloigne racasser ses cylindres au devant d’un mariage du ciel et des eaux, on s’y étendrait, tout à la fois plein de la chute, et vide de l’espoir de léviter.
Je pensais que ça serait comme ça moi. Avant de monter, avant de voir qu’il y avait des fenêtres et qu’on les avait fermées, immédiatement, avant même de partir. Il y avait des fenêtres et on les laissait fermées, car il y avait l’air conditionné. Il ne fallait pas que l’air froid s’échappe. Il ne faisait pas particulièrement chaud, mais s’il y a l’air conditionné, il faut l’utiliser. Alors tout le monde choppe la crève. Ils étaient prévenus pourtant. Ils apportent des armadas de couvertures, mais ils l’attrapent quand même. Dehors, il fait 30 la journée et 25 la nuit, et dedans, on se pèle le cul sous nos couvertures. Principalement parce que personne n’a le courage d’affronter l’inertie culturelle d’un bateau de 300 brésiliens, d’éteindre la clim et d’ouvrir les fenêtres. Et surtout pas moi.
J’avais déjà la crève avant de partir, alors je m‘en fiche.
Un marin est venu me parler. Il me demande d’où je viens, où je vais. Il travaille sur le bateau depuis 6 mois. Manaus Belém, Belém Manaus, et inversement. Ils partent le mercredi de Manaus, le jeudi soir ils arrivent à Santarem où ils font une escale jusqu’au lendemain à midi, puis ils repartent. L’arrivée à Belém est prévue pour le dimanche matin à 5h. Ils passent 4 jours là-bas, et puis ils repartent dans l’autre sens. Ils ne s’arrêtent que 2 jours à Manaus. Ce qui l’arrange, il trouve la ville dangereuse. Comme quasiment tous les brésiliens au sujet de toutes les villes. Quoique, j’en ai croisés toute à l’heure qui ne disaient pas ça, que ça dépendait quand même des quartiers et que le jour, là où il y avait du monde, on ne risquait pas grand-chose. Le marin aimait bien son travail. Il n’avait pas de loyer à payer comme il passait tout son temps sur le bateau. Ce doit être étrange de passer tout son temps sur ce bateau, piégé dans la répétition de l’espace et du temps, de journées immanquablement semblables. Une forme poussée à l’extrême d’une aliénation par le travail qui nous touche (quasiment) tous. Pantin volontaire car rémunéré d’une machine et de son exploitation chronométrique.
J’ai du jeter le Mamao (fruit de la passion) que j’avais épluché ce matin. Il commençait à pourrir avant même que je ne l’épluche et l’éplucher pour le manger plus tard n’a nullement enrayé le processus de décomposition.
J’ai également terminé le fromage que j’avais acheté à un de ces vendeurs qui prennent le bateau d’assaut à chaque escale. En quelques heures, il était passé d’1 et 1/2 chaussettes de tchèque à 3 chaussettes de croate sur l’échelle de la puanteur. Autant dire qu’il était temps. Comme la puanteur est une affaire de chaussettes et donc de chaussures, le Brésil, comme tous les pays où l’on se promène soit pieds nus soit en tongs, ne connaît pas véritablement ce problème. Ce qui n’est pas une mince victoire quand tu dois passer 4 jours en compagnie de 200 personnes dans une pièce de 10×20 mètres.
Aujourd’hui je me suis réveillé à 6 heures avec à peine assez de force pour retenir le contenu de mes boyaux. C’est la première fois que ça m’arrive au Brésil. L’envie de vomir étant quasiment plus forte encore, je me suis fait violence pour sortir de mon sac à viande et descendre de mon hamac, que j’avais surélevé par mesure sanitaire pour ne pas sucer le pouce du gros orteil de mon voisin pendant mon sommeil. Je sentais que ça n’allait pas être joli, même si mon corps m’envoyait tous les signaux pour me signifier que j’allais mourir dans les prochaines minutes, je me raisonnais en me répétant que ce n’était qu’un mauvais moment à passer. L’éventualité de monter les escaliers pour bénéficier des toilettes du pont supérieur, où l’on peut utiliser un tuyau d’eau, était tout simplement inenvisageable. Je dégoulinais déjà de sueur, mi-hagard comme un évadé d’hôpital, mi-femme enceinte en plein labeur (on parlera de relativité de la douleur plus tard si vous le voulez bien). Je faillis tomber en descendant de mon hamac, et enfilai peu ou prou le bon pied dans la bonne tong, remerciant secrètement l’inventeur d’avoir jugé qu’une seule languette plastique suffisait. Après un home-run vers la fenêtre ouverte la plus proche et un aller-retour infructueux de mon cœur à ma gorge, je profitais du laps de temps que m’offraient les vagues intestinales pour surfer d’un pied sur l’autre vers les toilettes. Il y avait un monde fou dans les couloirs. C’était l’heure de la toilette et du petit dej. Je devais avoir l’air d’un halluciné, une trace de salive pleine d’opium sur le col de ma chemise. Sans prendre gare à la propreté du siège sur lequel je m’affalais et comptant sur ma chance quant à la présence de papier quelque part dans la cabine, je me vidais, aidé semblait-il par mon corps tout entier pour expulser les bactéries fautives, hier encore joyeusement orangées sous la forme d’un fruit de la passion bien mûr.
Il y a des passions fruitées dont on se passerait bien de goûter.
Peu à peu les vagues s’apaisaient. J’enlevais ma chemise sur laquelle ma barbe goûtait et m’y appuyait un temps infini. Mes avant-bras étaient trempés, plus encore que si je sortais de la douche.
Une douche. Il fallait que je prenne une douche. J’expulsais la marronie occidentale par le fond et me refagottai tant bien que mal.
J’allais sortir, revenir dans le monde des hommes et m’affirmer bien vivant encore. J’étais pâlichon. Étrangement, mon air halluciné devait avoir pris davantage de contenance lorsque j’avais perdu la mienne. En passant sous les sorties d’air conditionné, une goutte d’eau glacée me tomba dans la nuque et parût, elle, donner vie au froid qui rampait sur ma peau.
Boire, je devais boire. Me doucher, boire et me doucher. Prendre la bouteille, elle paraissait lourde. Chercher le savon, attraper un caleçon quelque part dans une des innombrables pochettes plastiques qui compartimentent mon sac, retrouver la serviette minuscule qui séchait au-dessus de quelqu’un d’autre à l’un de mes emplacements précédents. Sur ce bateau, je pouvais prétendre à la palme de la désorganisation. Ou du moins de l’étalement. Mon sac était ouvert de toute part et 4-5 sacs plastiques l’entouraient, renfermant qui mes baskets, qui une saucisse solitaire d’un paquet de deux, des bananes pourrissantes elles aussi auprès d’une carotte que je ne mangerai jamais, tout comme la boite de sardine et le sachet de pain de mie. J’avais mon coin, fièrement acquis au milieu du bateau.
Après la douche, j’avalais 3 Spasfon périmés depuis 2015, en respectant l’écart de 2-3 heures qui devait être préconisé sur la notice d’alors, et grimpais de nouveau dans mon hamac pour essayer de dormir avant que la prochaine vague n’arrive.
Après deux fausses alertes espacées d’une heure chacune, mon mal s’apaisa. J’allais prendre un café com leite à la cantine où je retrouvais mon poto Antonio. Lui aussi avait été mal toute la nuit. Ça l’avait saisi à 3 heures, au petit-dej des tardifs il se sentait déjà mieux. Je lui avais proposé du fruit de la passion, vous pensez-bien que j’avais essayé d’en refiler à tout le monde, mais lui comme les autres avait refusé poliment.
En réalité il avait bu de l’eau du bateau.
A côté des toilettes il y a deux « souces » d’eau « potable », « filtrée » du fleuve. Avec autant de guillemets, on a un coefficient de variation sur la qualité assez important. Moi aussi, la veille, pour diluer mon jus de citron, j’étais allé prendre de l’eau pour la première fois à ces fontaines. Ma réserve de 4 litres commençait à s’amenuiser et puisque tout le monde s’y abreuvait nuit et jour (puisqu’il y avait deux grosses bonbonnes filtrantes sur le côté surtout), ce ne devait pas être si périlleux.
Erreuuuuuur de ma petite âme sensible.
J’ai passé la plus grande partie de ma journée couché dans mon hamac. Suant. Relevant brièvement la tête pour constater par la fenêtre que nous étions à présent dans un bras très resserré de l’Amazone, et que les berges, plus proches que jamais, étaient luxuriantes de végétation. Après 4 jours, voilà qu’en plus je ratais les paysages les plus intéressants. Une vague intestinale m’allongeait de nouveau. Dans ces moments là on rêve d’avoir une personne qui s’occupe de nous. Une maman, un(e) ami(e), une connaissance de voyage qui nous prendrait en pitié et serait prêt(e) à nous donner la becquée. Et puis l’on s’en relève, fièrement un peu, estimant que ce n’était pas si grave que ça, que c’était effectivement juste un mauvais moment à passer. Ça nous apprend à prendre soin de nous, de notre corps, à savoir ce qu’il faut faire, s’hydrater surtout, et à être patient avec soi-même. Sans regret, mettre de côté ce qu’on avait prévu, et apprendre.
Vers 16h je réussissais à me lever. Il fallait que je boive et que je mange. J’attrapais un vendeur opportun pour lui acheter une pochette de jus d’açai. C’est liquide, plein de vitamines, exactement ce qu’il me fallait. J’emportais mon sachet de muesli, m’installai sur le pont supérieur pour débuter ma réhydratation par un vrai petit déjeuner bien mérité, et regardais défiler comme les autres les berges d’une forêt tropicale à moitié engloutie. De temps à autres, un village composé de quelques maisons sur pilotis rompait l’horizon vert. Des indigènes sautaient alors dans leur petit canot à pagaie ou à moteur, le plus souvent des femmes ou des enfants, et s’avançaient vers notre grosse barque filante, dans l’espoir qu’un passager ou deux leur lance un sac plastique plein de vêtements ou de jouets pour les enfants.
Je n’ai pas vu un seul passager lancer un tel colis. Les enfants repartaient alors bredouilles, pagayant dans le sens inverse vers leur vie sur pilotis. Leur petite pirogue, dont il paraissait souvent manquer un morceau, tanguait dans les vagues produites par notre passage. Théorie du ruissellement bien avare pour une civilisation qui ne fait que passer et chérit ce qui circule.
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