J’ai remarqué avant-hier soir qu’il y avait moins de chaises qu’à notre départ. Je n’ai pas compté en arrivant bien sûr, mais il y avait une petite dizaine de table agrémentées chacune de 2-3 chaises. Et, puis, il n’en est resté qu’une ou deux par table. Je crois même que quelques tables ont commencé à manquer. C’est idiot, quelqu’un devait les utiliser ailleurs, peut-être dans les suites. Mais en entrapercevant la taille des suites, personne de sensé ne souhaiterait réduire encore l’espace disponible en y installant une chaise (et encore moins une table pour ceux qui se posaient la question). Peut-être étaient-elles réquisitionnées dans le quart des officiers pour nous punir d’utiliser d’autres prises électriques que celles prévues à l’usage.
Et puis hier matin, en me levant à l’orée du jour pour aller pisser, j’ai vu une table blanche flotter par la fenêtre. Ça c’est trop fort pensai-je, les rats quittent le navire pour s’offrir une petite baignade. Deux pieds en l’air, les deux autres déjà sous l’eau. Elle ne coulait pas encore, emportée brièvement par les remous du bateau. Elle venait d’être jetée à l’eau. Le jeteur de chaises (et de tables, oui, c’est vrai, « et de tables ») devait encore être sur le pont supérieur. J’avais très envie de pisser et ma grippe doublée du réveil soudain m’ennuageait l’esprit. Dans une demi-heure tout le monde se réveillerait, ce serait alors la fourmilière sur le bateau. Il n’avait qu’à se cacher jusque là et se mêler aux autres ni vu ni connu. Je décidai de jouer aux super-héros une autre fois, allai me soulager et retrouver la chaleur confortable de mon hamac.
Les effets de la disparition des chaises commençaient à se faire voir.
Désormais, les gens s’asseyaient par terre. Bien sûr, eux aussi remarquaient qu’hier ils n’avaient pas eu à s’asseoir si bas et à jouer aux cartes sur le sol. Il n’y avait plus que deux tables et quatre chaises, que les vieux et vieilles se disputaient à coup de politesses, de courbettes et d’évaluations réciproques de leur niveau d’incapacité physique. Plusieurs personnes allèrent se plaindre au capitaine qui répondit ne pas pouvoir faire grand-chose au problème. Les tables et les chaises, ce n’était tout de même pas des gilets de sauvetage. Il n’en avait aucune de rechange. Encore qu’il ne soit pas sûr qu’ils aient des gilets de rechange non plus, mais il y en avait davantage. Avec un peu de chance, quasiment un par passager.
Il était en colère contre son équipage qui n’avait rien vu plus tôt lui non plus et la perte financière que cela représentait. Ça allait lui coûter l’équivalent d’une dizaine de passagers.
Ainsi un type s’amusait à balancer les chaises pour que tout le monde soit obligé de rester debout ou de s’asseoir sur son cul. Je trouvais ça à la fois hautement comique et pénible. Pour écrire je m’en fichais un peu, je pouvais le faire dans mon hamac ou même sur ce bureau de capitaine au pont inférieur, qui était imprégné d’une odeur de sueur amazonienne (car l’odeur de notre sueur change ici. En mal bien évidemment.), et je souhaitais bon courage à qui que ce soit de balancer ce dernier par dessus bord. Mais la chaise à demi-roulette elle pouvait tout aussi bien être dans le viseur du jeteur de plastique.
Ma conscience écologique était également affectée bien évidemment. J’avais déjà gentiment sermonné une vieille Vénézuélienne parce qu’elle avait balancé avec un naturel déconcertant, ses couverts en plastique et ses pots de nouilles instantanées dans le fleuve. Là, avec les chaises et les tables, on avait droit à de la pollution à grande échelle. Je me demandais si elles flotteraient tout du long comme la table que j’ai aperçu ce matin et que, captant l’éclat du soleil levant, ma vessie pleine a pris pour une lanterne, ou si elles coulaient directement, pour joncher avec légèreté le fond du fleuve et s’empêtrer au gré des courants et des crues dans le limon d’une berge à quelques centaines de kilomètres de là.
Quoiqu’il en soit, ce maniaque qui semblait détester la vue des chaises plastiques au point de les foutre par dessus bord me distrayait hautement. Je tentais de deviner les petites lubies de chacun des passagers. Celui qui ne se torchait qu’avec son coude parce qu’il considérait ses mains comme sacrées. Celle qui achetait toute une glacière de Din-din (ces pochettes longilignes de jus de fruit glacé) à chaque arrêt et passait tout le voyage assise sur une palette du ponton avant à se geler la cervelle. Celui qui se faisait du fric tous les matins à la messe en se faisant passer pour un prêtre de l’assemblée de Dieu. Celle qui restait à la barrière du pont supérieur observant par la porte entrouverte le capitaine aux commandes. Même lorsqu’ils fermèrent la porte et coincèrent un tissu pour faire office de rideaux, celle-ci restait accoudée à la barrière les yeux rivés vers la porte de la cabine. Il y en avait des tarés sur ce bateau. Des tarés gentils. Des tarés attachants.
Ce matin, je me suis réveillé pile avant que le jour ne se lève. Ma vessie n’était pas si pleine et ma grippe commençait à passer. J’ai chaussé mes tongs et me suis dirigé vers le pont supérieur, voir si le jeteur de chaises allait achever son œuvre, et s’il n’était pas là, admirer le soleil levant. Lorsque je suis arrivé sur le pont supérieur, plus de table. Plus de chaises. Rien. Comme le soleil était de l’autre côté du pont, je sortis dehors et vis alors un petit bout de femme empoigner une chaise, la dernière, et la balancer de toutes ses forces à la baille. Sans un regard en arrière, certaine d’être seule, ou bien consciente qu’il était de toute manière trop tard, elle ramena ses mains contre elle et les joignit (je suppose, elle était de dos) en prière, marmonnant je ne sais quoi qui pouvait tout aussi bien être une extrême-onction qu’un baptême. Elle avait les cheveux courts et l’air déguenillé. Je la reconnus. C’était une femme qui s’était installée non loin de moi au début du voyage, et puis je l’avais perdue de vue en m’éloignant du ronfleur. Celui qui s’était coincé un orgue dans les narines sans s’en rendre compte. Par ailleurs, il est inutile de s’éloigner des ronfleurs, quand on est damné, ils arrivent toujours à vous retrouver. Elle m’avait marqué parce qu’elle crachait par terre, sous son hamac, à deux pas de nos sacs et des chemins de passage. J’ai une tolérance assez forte en termes de saleté mais là c’était tout bonnement dégueulasse. Elle fumait une sorte de tabac à piper, et ses yeux semblaient avoir donné leur démission il y a plusieurs années déjà. Une moitié de bouche aussi. Elle parlait dans sa bave. Lorsque ses enfants ne comprenaient pas ce qu’elle voulait dire, elle parlait plus fort, à la limite de les engueuler. Ce matin, face au fleuve, elle était calme. Fervente dans la pâleur brumeuse.
Elle ne me vit pas. Je la laissais prier le dieu du fleuve d’accepter ses offrandes de vieux plastique blanc limé par les culs et gravés « Amazon Star » à la pointe du couteau. Je redescendis, espérant ne croiser personne susceptible de m’accuser d’être moi, le jeteur de chaises. Pressé aussi de rejoindre la chaleur confortable de mon hamac et me rendormir avant que la fourmilière ne se réveille. J’étais content non pas d’avoir découvert l’identité du jeteur de chaises, qui était en réalité une jeteuse, mais d’avoir pu apercevoir un moment de sérénité envelopper cette femme qui, au premier abord, semblait n’avoir que de la hargne à offrir à la vie. Quant au contenu exact de sa religion particulière, j’ai jugé bon de ne pas aller lui demander.
J’ai discuté avec Antonio cette après-midi. Il est mécanicien dans un garage pour camions. Son rêve pour les prochains jours serait de voir le moteur du bateau. A l’oreille, il parie sur deux moteurs de Scania, des 6 cylindres. Je hoche la tête d’un air épaté.
Antonio a rencontré une fille à Belém de qui il s’est un peu amourachée. Ils sont sortis ensemble environ un mois et puis la fille est repartie vivre à Manaus. Il y a deux semaines, elle lui a avancé l’argent pour un billet d’avion aller et retour pour venir la voir à Manaus. Mais lorsqu’il est arrivé là-bas, elle l’a laissé chez sa sœur et l’a jeté comme une merde. Je résume rapidement parce que ça ressemble au scénario de n’importe quelle télénovela disponible ici en clair sur toutes les chaînes. Antonio a tenu deux semaines avant de se décider. Son billet retour était dans une semaine mais lui voulait partir maintenant. Alors il s’est acheté un billet pour rentrer en bateau. Depuis, il reçoit des quantités phénoménales de messages par tous les moyens possibles. Whatsapp, facebook, sms, il bloque tout en disant à la fille de ne plus se préoccuper de lui. Elle a même contacté sa mère. C’est de la folie furieuse. Ils doivent se faire injecter un vaccin anti-apathie sentimentale avec le BCG. Elle s’excuse mais rien n’y fait, Antonio est blessé dans son amour-propre. Ce n’est pas une fille bien pour lui, voilà tout. Fin du feuilleton. Il y aura plus ou moins perdu un mois et quelques centaines de réais, mais ces choses-là arrivent.
Quand je dis que je suis français au Brésil, il y a 80 % de chances pour que la conversation dérive tôt ou tard sur le foot. Sachant que le taux habituel concernant les conversations au Brésil atteint 99 %, je me sens plutôt chanceux. Mais tout de même. Il faut que je fasse semblant. C’est un peu comme la religion. Dire que ton interlocuteur passe la moitié de son temps à faire quelque chose dont tu ne comprends pas vraiment l’intérêt n’est pas une très bonne manière de nouer des relations. Le fait est que c’est assez intéressant d’avoir le point de vue du Brésil sur nos deux rencontres de 1998 et 2006 en finale et en demi-finale. Zidane les a marqués, c’est le moins qu’on puisse dire. Son coup de boule est passé dans le langage courant. « Como Zidane » est ainsi la version brésilienne de notre « Coup de Boule », visant à mettre rapidement un terme à une conversation déplaisante.
Lors de la demi-finale de 2006, dont je ne me rappelle plus le déroulé exact par manque d’intérêt évident, la France s’est imposée grâce à un but de Thierry Henry à la 92 ème minute. Antonio me retranscrit alors les mots exacts du commentateur brésilien, qui d’une voix geignarde et étonnamment éteinte, ne peut constater qu’avec dépit que la France a marqué :
« Gooooooaaaaal (généralement ça prend 3 pages d’écrire un but au Brésil. On se demande où sont passés tous les « o » . Il a dû avaler un moucheron.), de França…. Thierry Henry…. De novoooooooooooooooooooooooooooooooooo….(Ils étaient donc là) ».
Ce but a été marqué d’une tête sur un coup franc ou un corner. Comment Thierry Henry a-t-il pu se démarquer à la 47 ème minute de la deuxième période à un moment si crucial du match, où le Brésil risquait d’être éliminé pour la deuxième fois de la compétition par la France ? J’ai moi-même beaucoup de difficultés à le comprendre.
En regardant la vidéo, ils se sont aperçus que le joueur qui était censé le coller au corps n’était nul autre que Roberto Carlos. Allez quoi, Roberto Carlos. Même à moi ça me dit quelque chose. Il devait être sacrément célèbre quand même. Sur la vidéo on voit notre petit père Roberto se baisser pour refaire ses lacets, et j’imagine qu’au moment où Thierry Henry bondit pour accrocher le ballon, d’un carré opportun de peau sèche sur son crâne plein de sueur, et l’envoyer tournoyer d’un coup de cervicale dans la direction opportune d’un carré de filet non défendu par le gardien, j’imagine qu’à ce moment là, à peine avant qu’Henry ne retombe sur ses petits pieds comprimés dans des souliers de cuir telle une poupée chinoise dont l’on adule le corps fabriqué, j’imagine qu’à ce moment là, Roberto Carlos se retourne et nous offre le visage de l’homme qui se rappelle avoir oublié d’éteindre le gaz au moment même où sa maison explose. Je crois qu’on s’approche à 102 % de l’exactitude en le décrivant ainsi.
Depuis Roberto Carlos vit à l’étranger. Je crois que toute l’équipe a été plus ou moins dissoute et que le foot brésilien a connu sa petite traversée du désert à la suite de cette défaite. Tout ce qu’Antonio a pu me dire de plus, c’est que Roberto ne peut plus revenir au Brésil.
Ici les rives sont quasiment plates. L’eau est plus turbide aussi, marron foncé. La forêt se fait accueillante, présentant quelques arbres sur la berge herbeuse, comme des reçus au concours, avant d’encombrer l’horizon et tenir la réputation qu’on lui fait parmi toutes les forêts du monde.
Le voyage est monotone d’un point de vue paysager, et le répéter ne participe nullement à épuiser cette monotonie. Ces légères modifications, berges plates ou petites falaises, berges herbeuses ou rouges de terre, forêt progressive ou étouffante, eau marron clair ou marron foncé, ne donnent pas suffisamment d’éléments à l’œil pour occuper tout un cerveau. Alors on regarde défiler le paysage avec autant d’intérêt qu’un train pour les vaches qui broutent. Nos pensées s’égarent, s’échauffent et sifflent, se cheffent de gare.
La plus grande distraction est de discuter avec les autres passagers. Il y a très peu de voyageurs européens sur mon bateau, une espagnole pour la première moitié du voyage, une anglaise et deux allemands pour la deuxième. On s’observe à distance d’abord, tous conscients de la présence des uns et des autres. La danse nuptiale doit être un vrai délice à regarder de l’extérieur. On passe plus ou moins près de l’autre avant de s’en éloigner de nouveau. Puis l’on vient s’asseoir à proximité, mais sans engager la conversation, avant de repartir encore une fois. C’est une valse, une danse à petits pas. On tournoie en huis-clos, sous-pesant du mieux possible l’envie réciproque d’entrer en contact, de briser l’immersion du voyage. Il y a des contacts visuels, et puis la discussion s’engage. Ou non. Généralement on entame la conversation par un jeu de devinette : « D’où viens-tu toi qui me ressemble ? ». La collecte d’indices des premières phases est essentielle pour gagner ce petit jeu. Selon la couleur de la peau, la marque des sacs (Les Deuter parlent généralement allemand, les Osfrey sont américains), la marque des vêtements, et bien sûr la manière de se comporter, on peut réorienter un premier jet de l’Allemagne vers l’Argentine, ou de la Hollande pour l’Angleterre.
J’ai l’habitude de dire que discuter avec mes co-continentaux ne m’intéresse guère. On retrouve toujours les mêmes sujets de conversation et les mêmes histoires. Mais il y a une facilité à communiquer avec eux qui est confortable. Comme lorsque l’on goûte de nouveau un plat familier. C’est une facilité amère qui nous laisse un goût de déjà-vu en bouche. On se sent ainsi bien faible de céder à l’étranger pour retrouver le familier, bien hypocrite de décrire sur le même ton faussement enjoué nos plans de voyage respectifs. C’est un jeu de plus. Nous nous extasions l’un l’autre afin de redonner de la valeur à ce que nous sommes, à ce que nous faisons. C’est la petite dose de reconnaissance sociale de la part de nos pairs qu’il nous manquait pour nous donner la force de continuer. D’ailleurs je ne sais pas vraiment ce que je viens chercher d’autre en entrant en contact avec les autres voyageurs, si ce ne sont des informations plus ou moins précieuses sur les lieux qu’ils ont visités et que je ne connais pas encore. Leur parcours ou leur histoire de vie est semblable à tant d’autres qu’ils ne m’intéressent pas. Demeure à peine ma seule envie de parler, raconter, moi, ce que j’ai vu et pensé de tel endroit, les astuces que je peux leur donner tel un sage qui par habitude a appris à ne plus marcher sur sa propre barbe. Une position de domination sur mes pairs, que je sois reconnu comme voyageur autonome, aventurier peut-être même, donner envie, c’est cela en réalité qui m’attire, comme une mouche la lumière suante d’une salle de bain décrépite. Bénéficier ici du crédit que je pourrais obtenir là-bas, d’où l’on vient, et que je ne cherche pas à obtenir consciemment auprès de mes amis car cette démarche même me dégoûte. C’est un jeu de dupe dont j’essaie de me garder, mais c’est plus fort que soi. Il est si facile de parler, de cueillir le fruit mûr de la reconnaissance. Il n’y a qu’à tendre le bras, dire « écoute, car je sais ».
Parfois, on se laisse surprendre. Les dispositions de l’un et de l’autre se rencontrent à un moment heureux, ou le temps libère la parole. On se détache alors des discussions de voyage, d’un voyageur l’autre, ces sujets qui sont tout autant des planchers convenables que des plafonds étouffants. On parle à l’autre avec sincérité, comme à un ami. Force d’écoute de l’inconnu encore sec de notre eau. Et se laissant surprendre par le temps et par la facilité avec laquelle l’échange se fait, on se sépare difficilement après quelques jours de parole thérapeutique, bon amis. Ce risque aussi nous pousse vers l’autre. Comme disait un copain, « On n’est jamais à l’abri d’une bonne surprise ».
Je me demandais à quoi servaient ces douches sur le pont arrière. Les pommes étaient toutes déglinguées, tenant par un bout de joint de métal inexistant. C’était une idée assez géniale d’installer des douches à l’extérieur. Celles dans les toilettes sont exiguës et sentent la pisse renfermée des chiottes beaucoup trop proches. En se lavant, c’est comme si l’on s’arrosait d’urine. Derrière la porte, un seul crochet. Une cage de fer avec une pomme de douche. On se croirait dans une version privative d’Auschwitz.
Le fait est que les douches du pont arrière s’allument entre 14h et 17h lorsqu’il fait beau. Quel plaisir alors de se tremper dans l’Amazone sur le pont d’acier rouge brûlant.
Un commentaire
Les photos sont très belles et le récit toujours à la hauteur, allez je me garde le petit dernier au chaud pour demain… il faut savoir savourer 🙂 plein de bisous.