Une odeur fétide mais intrigante m’avait interpellé. D’habitude, je ramasse les ordures sur la plage, mais mon carnet de bons points débordait déjà. Je possédais toute la collection des images de poissons et mon intérêt pour les fleurs sauvages des Vosges tirées d’un ouvrage de 1924 demeurait limité. Ce n’étaient pourtant pas les incitations qui manquaient à Canoa. Le projet social d’Estevao, la « Recicriança », dont je reparlerai par la suite, tente depuis 20 ans de mobiliser les consciences, et faute de réussir à changer les habitudes bien ancrées, éduque les plus jeunes à rattraper d’une main le paquet de chips que le vent leur arrache de l’autre. Ainsi, comme tous les autres gamins du monde, ils dessinent sur les murs le week-end. Mais ici, on a la tartufferie de dire que c’est pour la bonne cause.
Et puis ce sac plastique blanc paraissait lourd et humide, deux caractéristiques dont le bon ramasseur d’ordures apprend à se méfier. Je passais une première fois devant, le remarquant à peine. Des sacs, il y en avait des quantités incroyables ici. Des jaunes, des verts, de rouges et des biens murs, des sacs de sable censés ralentir je ne sais quelle marée, stabiliser la berge, couler de leur propre poids délimité dans une matière semblable. Des pesanteurs flottantes en somme. Mais celui-ci libérait tout un collège de sensations. Son odeur n’était pas seulement fétide, mais doucereuse. On ne pouvait ainsi le fuir, sans tourner autour, et y revenir, toujours. Sa forme n’avait pas d’égal contenu dans les formes connues. Il y avait quelque chose qui ne collait pas entre son apparence et celle d’un sac d’ordure classique. Et cette odeur, indéfinissable, que l’iode fraîche couvrait d’un doute permanent. Comme un sac de poissons morts, d’une charogne en décomposition dans laquelle se serait roulé l’air ambiant.
A mon troisième passage, mes neurones qui travaillaient jusqu’alors de manière indépendante, comme des services distincts dont les bureaux seraient situés aux extrémités d’un grand bâtiment plat plein de couloirs et d’encoignures, firent ce qu’on attendait d’eux et résolvèrent l’affaire en en parlant de manière accidentelle devant la machine à café. La forme étrange du sac qui s’affaisse soudainement et résiste en revanche à la pression du sable sur le côté supérieur, l’odeur interlope de la décomposition, l’endroit, au pied de traces de pneu évidentes, presque insolemment laissées visibles.
Dans ce sac, éclat de synapses, ce ne pouvait être qu’une tête humaine.
D’où venait-elle cette tête encagoulée dans sa toile de jute telle une racaille des favelas ? Sûrement du pont arrière d’un Toyota Hilux. On pouvait en lire l’usure des pneus comme du braille.
Était-il décent de l’ouvrir ? De sentir à plein poumons l’odeur fétide du crâne défoncé qui mascère dans le jus de mer, attisé par le soleil à pourrir plus vite que de raison, dopé par la folle excitation des mouches à merde qui, bloquées à l’extérieur, ne peuvent que tourner, tourner et tourner encore autour du sac quand leurs congénères, plus petites, s’infiltrent et pondent, qui dans un œil coulant, qui dans les sillons d’une méninge dont le canyon jadis si ferme, flanche désormais comme un flanc aux œufs, au sang suintant marron, coagulé, en guise de nappage au caramel fermier. N’était-il pas bactériologiquement répréhensible de tremper mon doigt dans l’étourdissante viscosité verte, l’oreille du mort, où la peau fragile cède et précipite nos cuillères à pourlèche dans un dédale de cartilage mol, tympan ou tambour au toucher de dé à coudre ? N’aurais-je pas dû m’extasier devant ce jaune sublime, que l’on ne trouve d’ordinaire que dans les foies mûrs, un jaune orangé, ocre, fait pour les murs portugais, et la décoration d’une moëlle vermoulue de vers au pelage de nacre, à la base d’un cou qui ne retient plus rien mais danse comme une girouette folle le Parkinson de l’air marin ? Pourrais-je un jour rêver par mes propres moyens, d’un bleu plus saisissant, « plus marin que le sien », que la cavité de son œil absent, où la mer décante ses azurs puissants ?
Cette tête, Dieu qu’elle puait
Mais comme je l’imaginais
A travers sa toile de jute
Dieu qu’elle était belle.
Par respect pour le défunt, je ne montrerai pas la photo prise sans le sac plastique. Les curieux peuvent cependant la voir ici
L’univers qui m’avait capturé d’alignements retraçait à présent dans le ciel les segments de ses propres sens gémeaux.
Les lignes, tracées d’un point à l’autre seulement, tendaient d’une voûte l’autre, par leur combinaison, un subtil toit d’araignée.
Comme pour se donner raison, le monde s’assemble, et ne prend pas garde aux spectateurs, lorsqu’il contemple ses lignes.
Tectonique des horizons.
Deux bélugas se sont échoués ici. Pris par des marées plus basses que d’habitude, piégés par le banc de sable. La lune cette salope s’en lave les mains, s’éloigne, passe un temps à l’ombre, fait pénitence, traverse son désert galactique, mais elle a plus que sa part de responsabilité. Au bout de quelques heures, le lagon s’est vidé.
Les deux bélugas se sont échoués ici. Leur bedaine qui d’ordinaire s’épanche librement dans l’eau s’enfonce dans le sable saturé. Peu à peu, il se défile sous le corps des deux cétacés. La gravité les saisit comme un steak dans une poële, et les suce vers le fond. Des spasmes les agitent mais aucun coup de nageoire ne pourra les sortir de cette affaire. Il faudrait des pelles, des sangles, un moteur puissant ou de l’huile de coude. Il faudrait les soigner, les asperger à l’aide d’éponges, les recouvrir d’un drap clair plus tenace que l’écume. Les protéger de ce salopard de soleil qui ne se lave pas les mains avant d’opérer la chair à vif.
Il faudrait…
Il faudrait de l’eau.
Une vague retardataire, un peu plus forte que les autres, qui les envelopperaient, cajoleuse, leur soufflant « J’ai été ralentie par des bancs de sable, mais maman est là maintenant. Allez, venez, c’est fini. C’était pas pour de vrai tout ce sable, cette chaleur. Je vous remmène vers les grands fonds mes chéris. Le ciel océanique dont vous êtes les avions ».
Elle aurait un joli souffle cette vague. Pas cassante pour deux sous. Roulante, bouillonnante. Fraîche comme un courant plongeant.
Une tentacule fondante d’iceberg qu’on remonte avec bonheur comme des tunnels vers la lumière.
Les bélugas ont pensé à ces tunnels en cuisant sur le sable. Ils croyaient qu’ils ne les réemprunteraient plus jamais. Qu’après une vie passée dans l’espace, la liberté, autour, tout le temps ; une immensité à vous faire bondir hors de l’eau de bonheur, à randonner pour un week-end, le long d’une cordillère sous-marine, ils seraient enterrés vivants, grain après grain, sur une plage quelconque, seuls comme deux cons.
Mais il n’y a plus d’eau.
Il n’y a encore pas si longtemps, les vagues les poussaient gentiment vers la plage, les recouvraient d’écume, repoussant les augures de la mort par l’artifice d’un voile de mousse blanchâtre, assurant à quiconque formulait des inquiétudes qu’il s’agissait bien là d’une heureuse naissance.
L’espèce des bélugas était-elle vouée à brûler les étapes de l’évolution et dresser son crâne proéminent sur un torse velu et des jambes d’albâtre ?
Non. Définitivement non. Ce n’était qu’une escagade supplémentaire du destin.
L’échouage est un processus lent et vicelard. Il est pour nous l’exact inverse d’une cage où l’eau monte.
Et il n’y a plus d’eau.
Le lagon se vidait inexorablement de sa mer. Telle une gourde percée en plein désert, pleine d’une eau fantomatique, qui, aussitôt après avoir touché le sol, semble n’avoir jamais existé.
Les bélugas envoyaient des signaux. Appels à l’aide ou adieux résignés ? Impossible de savoir, ils émettaient.
Mais le lagon formait désormais une cuvette presque sèche. Les messages censés parcourir plusieurs dizaines de kilomètres dans l’eau étaient stoppés net à quelques mètres, dans les filets d’une plage de sable qui venait d’apparaître. Et les bélugas continuaient d’émettre. Des crabes passaient à côté d’eux, attendant leur heure, insensibles aux suppliques des bestiaux qui meurent mais que personne n’achève.
Injustement, le calme revenait sur la lagune. Plus aucune vague ne perturbait la surface placide de l’eau. Elles avaient suivi la mer, fidèlement, là-bas, au loin. Quelques clapotis courageux provoqués par des réflexes natatoires vieux d’une vie entière, venaient caresser les peaux brûlantes des bélugas. Mais ces vaguelettes ne compensaient même pas l’échauffement des muscles dont elles résultaient.
Peine perdue.
Comme la vie se dissipe.
Les bélugas sont morts au soleil couchant.
Le hasard des marées, des astres poétiques.
Si nous pouvons encore voir les corps des deux bêtes, comme deux totems tombés au sol que personne n’ose déplacer, c’est en raison de plusieurs autres « heureuses » conjonctions.
Le déplacement constant de la carte des bancs de sable aura signé l’assèchement définitif de cette même lagune. Impossible alors de ne pas penser que le dernier jour de guerre est aussi le premier jour de paix, et que l’un comme l’autre, ce ne sont pas des jours pour mourir.
Ensuite, il s’est avéré que la peau, enduite du sel apporté par l’écume de cette mort si lente, s’est entièrement cristallisée. Enfouis pour un temps dans le sable, ils ont été protégés des déchiquetures d’oiseaux. Les crabes et autres petits animaux les ont embaumés, vidés de l’intérieur, laissant leur carcasse intacte, et les os en charpente.
La peau s’adoucissait et cristallisait de nouveau au gré des épisodes pluvieux, de telle sorte que du sable est venu combler les parties les plus fragiles, et former une sorte de ciment, une carapace bétonnée, momifiant les deux corps.
Aujourd’hui, le sable les découvre de temps à autre. On peut alors se souvenir des deux bélugas piégés par la marée, icônes encore solides d’une infinité d’agonies silencieuses.
Une âme sensible pourrait désormais tendre à voir des carcasses calcifiées de bélugas partout.
Erreur.
La plupart de ces formes sont en réalité celles de troncs d’arbres. Les plus communs sont des palmiers communs tout ce qu’il y a de plus commun en termes de palmiers. Toutefois, ces palmiers n’ont rien d’inoffensifs pour aussi communs qu’ils soient, et l’on doit, dame oui, au hasard le plus extraordinaire la survie des quidams les plus ordinaires.
Si ces palmiers sont appelés des palmiers « communs », c’est parce qu’ils peuvent, à tout instant, éclater comme un. Parfois comme des. Mais rarement comme une, sur laquelle ils exercent une forme de répression. Historiquement, les palmiers dont les branches les plus lestées fanaient, à Monaco, éclataient comme un tonnerre d’applaudissement à la toute fin de la dernière vibration de la dernière note de la voix de Maria Callas, un Si, ouvrant aux bouches bées molles des barons qui baillaient jusque là aux corbeilles, un éventail de possibles, et l’on voyait s’élancer du troisième balcon, comme un avion d’écolier droit devant, un hourra et un gant, décidément trop poli pour frapper son homologue homophone qui portait plus à gauche.
De nombreux palmiers éclatent comme un pétard mouillé. C’est alors la chance qui prend le relai, car mouillé de quoi ? C’est bien la première fois que l’on donnerait plus cher pour de l’eau que du pétrole.
Les palmiers étant naturellement portés vers l’éclatement (regardez comme ils se débarrassent avec lenteur et componction de leurs feuilles primaires, jadis les plus larges de leur collection, celles sur lesquelles ils se sont bâtis, celles qui les ont alimentés de soleil quand leur tronc, brun dur et rachitique lui ne pouvait rien faire. Ces feuilles qu’ils débarquent comme un employé bedonnant à l’approche de la retraite, ils les poussent avec une énergie contenue démentielle vers la sortie. Démentielle mais contenue car la moindre anicroche signera l’annihilation de tout le bosquet.) ils choisissent de manière générale d’éclater comme des grenades à fragmentation. Le risque ne devient alors plus une variable périlleuse à évaluer mais un nappage glacé dont on fourre les gâteaux d’anniversaire des palmitos dès leur plus jeune âge.
Lorsque l’un d’eux éclate pour une obscure question d’AOP, l’explosion déchiquette en mille fines lamelles à chiquer (de fumée la mine fulmine) l’immense feuille solitaire de ses plus proches congénères. Les palmiers, s’éparpillent alors en toute direction, donnant à l’arbre que l’on connaît sa forme futile de vacancier mal coiffé.
La prochaine fois, lorsque vous verrez une ogive de palmier, vous n’irez pas caresser le béluga par la queue. A méditer.
Je voulais rendre un petit hommage à tous ces bâtards qui nous rappellent qu’on vient en deuxième quoi qu’on fasse. Que tous les lieux que nous visitons ont déjà été foulés par le pied d’un autre. Que les phrases que nous prononçons chaque jour ne sont que des redites de phrases déjà prononcées au moins une fois au cours de l’histoire de l’humanité, dans une langue comme dans une autre. Et que lorsque nous inventons une chanson, un rythme, que nous écrivons quelque chose, que nous pensons même, les décharges chimiques et le savant dosage de molécules qui définissent la pensée a déjà été administré des millions et des millions de fois à d’autres cerveaux que le nôtre, et la réponse à cette décharge, et la réponse à la réponse à cette décharge. Où que nous allions, quoi que nous fassions, quoi que nous pensions ou imaginions même penser, cela aura déjà été fait, pour le meilleur et pour le pire, jusqu’à ce que la mort nous sépare de cette pesante pensante humanité, nous viendrons toujours en deuxième, à la fois renforcés et affaiblis par ce passif maudit.
Pour primer ou briller un jour, nous serions prêts à aller nous enterrer vivant au coeur d’un crématorium.
Cette épitaphe amoureuse, début et fin de l’immatériel, gravée au caillou-trouvé sur une roche millénaire battue de manière bien moins organisée par ce mauvais scribe de vent, me gonfle de mélancolie aussi sûrement qu’une pleine gorgée de lait concentré sucré.
Le soleil à cette heure
Infligeait à la mer
Une cure de couleurs
Et l’argent comme de l’huile
Chantait au cœur d’Hermes
La complainte sélène
D’un loup sombre à la nuit.
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