Avant hier j’écoutais du disco-punk dans ma Peugeot 403, et je me suis dit que le roman photo avait encore de beaux jours devant lui.
Du coup, je vous ai raconté ma balade sur la plage.
Le sable noir, en liserés de dunes minuscules, apporté par le vent jusqu’à ce que sa masse le décante en lignes. Intrication de phénomènes d’érosion micro et macroscopiques. Empreintes digitales de la dune Mère.
Je danse sur ces doigts brûlants. Quelle idée de marcher à cette heure. Le sable noir trace des chemins de traverse dans la dune, des ornières où le pied se pose sans brûler. Mais même ainsi, impossible de s’arrêter trop longtemps et dans la pente les tongs s’enfoncent. J’ai l’impression de marcher dans la neige avec des raquettes trop petites. Au lieu de s’insensibiliser, mes pieds sont de plus en plus rouges et douloureux. Il faudrait courir, gravir la dune à quatre pattes. Galoper sur le sable clair, fuir le noir comme la peste, ne pas ménager son effort avant d’atteindre l’ombre des arbustes au sommet, ne s’arrêter que pour creuser.
Pas de serpents à sonnette, aucun chameau, juste le sable, chaud, prêt à cloquer pour une seconde d’inattention. Ne s’arrêter que pour creuser une mini-tombe de 20cm, y loger ses pieds dans la chaleur supportable, et regarder, enfin, le paysage autour. Canoa Quebrada s’intercale entre les dunes et la mer, comme un dessin qui déborde.
A gauche, la ville de Canoa en tant que telle, repaire de hippies devenue machine à touristes. A droite, le village d’Estêvão, fondé il y a une centaine d’années par l’installation d’un pêcheur du même nom, et le développement d’une communauté très unie.
Canoa Quebrada veut dire Canoë cassé.
C’est ainsi qu’on nomme les lieux. Un arbre tordu, une pierre plate. Ils marquent un temps, un groupe de personnes, et demeurent. Ces repères géographiques deviennent les axes centraux à partir desquels nous comprenons leurs environs. L’arbre est tombé, la pierre a été recouverte de sable, le canoë, déjà cassé, s’est décomposé en d’infimes particules, mais le surnom, lui qui n’est que subjectivité, résiste dans les mémoires au passage du temps. Traces inoubliables de la toponymie. Ce sont les stigmates de l’Histoire, ceux qui ramènent les capitales à leur premier moulin. Secrets de polichinelle que l’érudit se plait à ramener sur le terrain, souhaitant d’un air mystérieux éclairer la conversation, expliquer tout d’un coup à la fois tout et rien.
Parfois, ces traces s’imposent d’elles-mêmes. Elles existent tant et tant qu’il devient ridicule ou politique de les décrire autrement.
Je crois que Canoa Quebrada est devenu une sorte de lieu saint. On y classe ses plages dans le Top 10 brésilien, invitant toute une nation si ce n’est le monde entier, à venir déferler et rouler en bouche ce nom qui se résonne et se fait l’écho de lui-même, comme un palimpseste tout ce qu’il y a de plus vivant mais à qui il manque encore la légitimation de l’obéissance à la règle.
Pour ma part, je me figure toujours la cassure en prononçant « quebrada », et m’imagine le lieu fragile.
J’ai retrouvé le canoë cassé. Ce n’est sûrement pas le même que celui qui a donné naissance au toponyme. Mais l’abnégation du lieu à produire suffisamment de canoës cassés pour assurer à son nom une toute autre légitimité que celle que lui apporte la reconnaissance de ses plages et sa publicisation dans tous les magazines du monde, me fait gonfler le coeur et penser au monde, à ses rainures véritables, et à ce qu’il nous laisse en voir.
Au dessus de la ville, la dune est parsemée de cotonniers. J’en suspecte même certains de pousser dans la mer.
Des buttes se sont formées plus ou moins aléatoirement. Des tiges asséchées les coiffent, résistant coûte que coûte aux assauts du vent. La moitié de leurs racines sont à l’air libre, grillées. Mais lorsque la végétation est absente, des travées se forment. L’action de l’érosion est immédiatement visible. Celle des systèmes racinaires aussi.
Des buggys passent en vrombissant toutes les deux minutes. Accrochés à la barre, le cul posé sur les coussins de la banquette arrière, des brésiliens en vacances et 2-3 européens se tassent quelques vertèbres. Leur selfie-stick fonctionne comme une extension de leur colonne vertébrale, et l’appareil au bout, comme une deuxième conscience, dont ils surveillent avec minutie, le processus de fabrication des souvenirs.
Au dessus de leur tête, les éoliennes, toujours, tournent. Indifférentes, comme de grands oiseaux migrateurs, hors d’atteinte. Le vent seul les intéresse. Vieilles religieuses, blanches et vierges. « Nous sommes des productrices renouvelables », hors de tout soupçon, c’est ce qu’elles semblent dire « Ne vous occupez pas de nous ». Stylites retranchées sur leur colonne, elles méditent sur le vent seul, et seul le vent les fait méditer. Comprendre le vent, des hordes s’y sont essayées, c’est l’oeuvre de toute une vie.
Quatre garçons dans le vent :
Mais elles s’y prennent mal. Elles tournent, régulières car devant l’être.
Hautes et fines car devant l’être. Elles broutent le vent et le mâchent comme des vaches les pattes prises par la vase. Sucées par le sable, définitivement plaquées au sol, ces pauvres hélices monomaniaques sont condamnées à leur débile inanité. Propulsées, elles deviennent propulsantes, outils millimétriques d’une rotation presque parfaite, clinquante, accélérante. On les croirait presque faites pour faire reculer la dune, et sauver ce gros tas de sable, de la mer morte qui gonfle.
Les Daltons :
Un pêcheur sans bateau, solitaire et désœuvré. Il regarde la mer comme s’il ne savait pas très bien quoi en faire. Il a un filet, lesté de petits plombs, et une casquette à rabat qui lui couvre le cou.
Il hésite à lancer.
Cette vague-ci ? Non… Celle-là alors ? Non. Non plus. Elle paraissait bien pourtant, c’est dommage. Celle qui vient est moins bien par exemple.
Ah je savais qu’il aurait dû prendre l’autre vague. Maintenant elles sont toutes nulles. Peut-être celle qui arrive. Elle est bien celle qui arrive, non ?
Oui.
Oui.
Oui.
Non. Non. Elle devait pas être assez bien celle qui arrivait. Monsieur est exigeant.
Je vais attendre la prochaine. J’ai envie de le voir lancer. Je veux voir comment il fait. S’il a l’air d’un cowboy qui attrape un veau, ou d’un marin qui sauve un copain tombé à l’eau.
Pas la prochaine vague. Des vagues il y en a tout le temps. La fréquence du ressac est presque pénible lorsqu’on se baigne. Toutes les cinq secondes, une vague t’arrive dans la gueule.
Non la prochaine grosse vague. La prochaine comme la première, une qui vaille le coup.
Il faudrait qu’elle soit exactement comme la première. Elle paraissait super la première.
Pas celle-là.
La première c’était du grand art vraiment.
Il doit se demander pourquoi je le regarde. Il m’a vu, il sait que je suis là, mais il ne montre rien.
Celle-là non plus.
Aucun signe d’impatience ou de quelconque reconnaissance. Il ne me présente pas non plus le filet en me défiant de faire mieux.
Je ne sais pas si je ferais mieux, mais si j’avais le filet en main je commencerais déjà par le lancer.
S’il y avait que des vagues comme la première, ce serait facile.
Putain de gringo. Ça doit être pénible d’avoir quelqu’un qui regarde. Surtout quand on y arrive pas.
Toujours pas.
Ça me rappelle quand j’apprenais à jongler. A chaque fois que je voulais montrer un tour à quelqu’un, ça échouait misérablement.
N’importe qui pourrait venir pêcher. « Mais c’est plus compliqué que ça mon p’tit gars. »
Tiens. Celle-ci ?
Ah. Merde, elle se bouffe la précédente qui était limite.
Eh… !
Il a lancé …
Quel abruti.
Ça se voyait que c’était une vague de merde.
Je sais pas où il a appris à pêcher mais… Rien.
C’était attendu.
Pas même un coquillage.
Évidemment qu’il n’allait rien ramener avec un lancer aussi aléatoire.
On aurait qu’il lançait des dés. En les gardant collés à la paume moite. Comme ceux qui trichent mal.
Voilà. Il voulait jouer à la pêche, jouer au pêcheur, mais en trichant.
Je suis sûr que je lui donnais les paumes moites.
Ça stresse d’avoir des spectateurs. Quand je jonglais tout seul j’y arrivais très bien.
Lui avec son filet, son caleçon bleu marine et sa casquette mulet, il trichait mal.
Magnanime, je voulais entendre sa version des faits avant.
Je suis allé lui demander pourquoi il attendait si longtemps pour lancer. Il y en avait eu plein des bonnes vagues.
« Les poissons » me répondit-il.
« Les poissons ? » dis-je, sans vouloir lui faire remarquer qu’il était à un mètre du bord et qu’il était pas prêt de voir des poissons.
« Peixe » répéta-t-il trois fois. Il était à deux doigts de mimer une carpe Koï quand je lui ai dit que je savais bien qu’il pêchait des poissons et qu’accessoirement, il s’avérait que je savais plutôt bien ce qu’était un poisson.
J’en avais déjà vu plusieurs fois.
Il était maintenant assez clair qu’il me prenait pour un débile. Je précisais ma question, lui demandant ce qui le décidait à lancer son filet. Je veux dire, à quel moment. C’est-à-dire, quand la vague s’avance ou quand elle se retire. Je voulais qu’il m’explique pourquoi il avait attendu si longtemps. Il devait m’expliquer. Je ne partirai pas d’ici sans explication. Je resterai le regarder endurer tous ces échecs et rentrer bredouille chez lui, car ma présence et mon regard l’empêcheront de réussir, c’est mathématique. Je serai alors en partie responsable, et complètement innocent de cette malchance chronique. Il ne pourrait m’accuser de rien et ne s’en prendre qu’à lui-même. Je le regarderais battre sa coulpe et rentrer chez lui bredouillant, la mort dans l’âme, incapable de nourrir sa petite famille. Et moi, je resterais sur le seuil de la porte, de leur petite cabane vilaine où l’on empile les chiens pour qu’ils crèvent dans un coin, et aboient toujours un peu dans leur agonie, suffisamment pour éloigner les assassins, car les voleurs, je ne vois pas bien ce qu’ils pourraient prendre ici. Ils n’y laisseraient que leurs empreintes, partant non seulement bredouilles eux-aussi, mais aussi plus légers, les mains lisses d’empreintes, qui sont légères comme on le sait et ne se marient véritablement bien qu’avec la poussière sur les vitres, mais aussi légers de n’avoir rien volé cette fois, et le coeur lourd d’une bonne action. Il n’en serait pas de même pour les assassins, qui délaisseraient les chiens pour prendre la vie des membres de la petite famille, la seule chose qui vaille quoique ce soit ici. La cabane serait sombre et humide. Elle sentirait le poisson pourri et les déjections. Et moi, je serais dans l’encadrement de la porte, en l’absence de porte. Ils auraient déjà vendu la porte il y a deux semaines, un autre soir où l’homme était rentré bredouille et où les douleurs liées à la faim faisaient faire des malaises aux petits. Je serais dans l’encadrement de l’absence de porte et ma stature occulterait le soleil, projetant encore davantage d’ombre à l’intérieur de la masure où la nuit même ne s’aventure pas. Je serais aussi auguste et funeste que la mort elle-même, à ceci près que je ne tiendrais pas une faux dans la main, et un petit cochon dans l’autre, mais une des innombrables liasses de billets qui dépasseraient de mes poches. Je repartirai alors sans la moindre compassion vers d’autres cieux, plus agréables, où l’on a pas besoin de pêcher car l’on se fait servir les poissons des autres déjà tous cuisinés.
Et maintenant un nuage passe devant le soleil.
« Faut attendre. »
C’est ce qu’il dit. Les vagues changent pas, mais la mer, elle, s’éprend des reflets du ciel et miroite de toute son eau. Impossible de voir le moindre poisson dans ces conditions. Et tant que l’on ne voit pas les poissons, ça ne sert à rien d’envoyer le filet.
A méditer.
Prise dans les rochers, presque invisible à l’oeil nu du promeneur distrait dans son 4×4 ronflant, nous pouvons voir ici un magnifique spécimen d’algue cordon bleu :
Mais que ne nous battons-nous (nous battons-nous ? nous bâtons mous, nus et doux, dodus dos nus, mus de bas en haut par la moue de bas qui se dénouent) pas à bâtons rompus dans la roue de l’inévitable. Plastique tu sais, pétrole y faire, toi l’enveloppe, voile délétère.
Cette bouffonnerie misérable, gonflée par le vent, n’est pas un joyeux préservatif ou un ballon d’enfant. C’est une méduse sévère, toute empêtrée de haine, par sa poche qui n’enfante, que démangeaison et migraines. Elles parsèment les plages et tentent, dissimulées derrière un grain de sable, de surprendre le promeneur distrait qui, descendu de sa noble monture véhiculière, s’offre au monde dans toute sa fragilité et ne demande qu’à l’embrasser d’amour. Leur but n’a rien d’abscons. Si elles pouvaient gonfler, gonfler, et gonfler encore jusqu’à étouffer la plage, la mer et le ciel avec, elles le feraient sans hésitation. Prêtes à polluer de leur présence jusqu’à la moindre parcelle de planète pour affirmer la suprématie du liquide visqueux et noirâtre qui rode dans notre cave tel le fantôme d’une marâtre.
Heureusement, la lutte est fière. Leurs premières lignes de front sont pâlottes et chétives. Elles subissent de plein fouet notre stratégie d ‘anéantissement du potentiel nutritionnel des océans au profit d’apports en azote, plus favorables au développement des algues cordons bleus.
Ces pochettes plastiques n’ont pas encore bien dû comprendre à qui elles se mesuraient. Pour le moment, nous restons pacifistes. Mais si elles ne désertent pas nos plages fissa, nous ne répondrons plus de rien, et elles pourraient très bien finir en sacs congélation. C’est comme ça qu’on traite le plastique par chez moi.
Remake éco-construction de la fable du chêne et du roseau. Il existe un comité des fêtes prenant les paris sur l’avenir de cette ôde à l’équilibre. Défiant les pronostics les plus engagés, ainsi que les auspices des sages lues au fond des verres de cachaça, l’admirable sornette immobilière demeure en son bâti, et ruine, tempête après tempête, les espoirs les plus vils.
Un jour, quand toutes les maisons des hommes aux poches vides s’affaleront vers le sable. Quand le vent de la dernière tempête ne se portera plus lui-même. Quand les âmes encore vives et libres de se mouvoir seront, au creux d’un nœud, parties couler leur désespoir. La mer, curieuse, révèlera l’inexistence des fondations, et une méduse volante, kidnappée par la brise, ira se coincer sous le toit, et provoquera dans l’indifférence générale, la chute de l’édifice qui ne tenait plus que par habitude.
Alors en cet instant, qu’on ne vienne plus me dire que je n’ai pas le niveau en cabanes.
D’un plastique l’autre.
L’un est porté par le vent. L’autre, est porté par les vagues.
L’inertie les échouent à l’orée des deux forces.
Comme soumise à d’invisibles tangentes élastiques
Qui par la force du destin
Trouent la toile du monde d’épingles minutieuses.
L’alignement d’ici-bas se fait alors l’écho d’une trame secrète
Joignant sans distinction, Deux pôles, Quinze étoiles, Six Planètes
Un réseau de fourmilières au Burkina Faso
Les lampadaires de ma rue et la Lune replète
Cent-vingt-sept voitures neuves, à travers tout le Colorado
Deux frégates pleines de veuves s’engageant comme matelots.
J’ai cru voir une baleine, par endroits merveilleuse
Retracer de la Chine, une muraille sous-marine
Et d’assiettes en assiettes, des grains de riz faire de l’œil
Aux nouilles alphabétiques de mon vieux père infirme.
Sans demander leur avis aux probabilités
Ma vie s’est soudainement remplie de mille agencements
Une route, un café. Avares de hasard
Recelait sous le manteau, de mauvais scénarios
Partout où je me rendais, des coïncidences coïncidaient.
J’étais au creux d’un siècle, au centre de la trame
A l’épicentre fidèle, d’un big-bang inversé
L’univers était devenu si dense
Que ses cellules entre elles
Cristallisaient du sens.
L’espoir gonflait mon cœur, et ma jambe, tendue vers le ciel
Chatouillait j’en ai peur, un nuage de girafes et d’avions au long-court.
J’aurais pu enfouir mes mains dans le sable
et fouiller les viscères de la Terre
jusqu’à glisser mes doigts dans son âme si chaude.
Au dessus de ma tête, un vol de plumatiles
Seulement noirs pour mes yeux submergés par la nuit
Cachaient, tel le vent dans les arbres, les étoiles immobiles
Et dansaient avec elles de subtiles fantaisies.
Cet alignement du monde rendait aisée la sacralisation de n’importe quel instant.
Hébété, enivré
Capitaine naufragé de ma superstition
J’observais sans penser ce spectacle infini.
"Pfiou, les gars, j'étouffe ici, j'vais prendre l'air..." " Robert ?... Robert ?..."
Un commentaire
« J’en avais déjà vu plusieurs fois. »
Un des nombreux chouettes beaux trucs de ton roman photo, avec des super photos.
Ca fait plaisir.
Vive Emile le voyageur poète!!
Bravo, et bisous
Comme c’est agréable de voyager avec toi et avec la poésie, on s’envole… Merci.
j’aurais bien aimer etre à la place du pecheur .je t’aurais écouté et nous aurions pris …plein plein de poissons….que nous aurions emportes à la petite cabane du pecheur pour sa petite famille………
c’est beau de me faire rever EMILE
GROS GROS BISOUS et continues .
super les photos , continu à nous faire voyager ,tu es un grand écrivain tes récits sont magnifiques ; bisous et bon voyage profite de ces bons moments !
Bravo, bravo, que dire de plus, si ce n’est continu à nous faire rêver.
Tu est mon petit plaisir du dimanche matin……celui dont on se délecte.
Comme un carré de chocolat qui fond sur la langue, (entre grasse matinée et flânerie.)
Les semaines passent et j’ attends avec gourmandise le Dimanche suivant.
Bisous sucrés de ta Tata Tourangelle.