Du vent, ici, il y en a. Toute la journée, il souffle, inlassable. Des hectolitres qui déferlent. C’est la mer qui respire et qui déverse sur l’arrière pays d’autres vagues que la plage n’arrête pas.
Ce flottement permanent, on le retrouve dans les caresses de la bossa nova et dans les voiles des kitesurfers. Il recouvre les routes, parfois d’une fine pellicule de sable, parfois d’une dune dans laquelle les voitures s’embourbent et qu’il faut alors pousser des deux mains, les tongs de caoutchouc Havaianas ou autres se noient tout comme dans l’abrasive chaleur, et les voitures repartent, pétaradent, le gros pouce desquamé par la languette inter-orteils, et quelques poils avec.
Le vent, on l’aperçoit sur les murs de l’église, ventilé, encensé, chuchoté par les ouailles qui souhaitent à leur voisin, d’une main vagabonde, un alléluia allègre, naïvement sincère, comme une orange à noël dans un pays de steppes glacées. Sur les bedons replets, c’est encore lui qui fait danser les t-shirts flockés au nom de la paroisse du « Bom Jesus des navigateurs ». C’est lui qui porte les voiles, et les ramènent au port, donnant à ces pères, fils et maris, une chance supplémentaire de céder à la Saudade, la nostalgie qui prend le cœur, la peur, un mois en mer, de ne jamais revenir en ville, de ne plus sentir le plastique des chaises s’enfoncer dans le sablon ardent, de partir à la renverse une nuit de tempête, et laisser aux vivants, la joie des cachaça et des matchs sur la plage.
Quand la Saudade se fait trop lourde, ils plient les voiles à l’abri du pestant, et restent au pied des éoliennes qui parsèment de leur blancheur élancée, un littoral pauvre, mais désormais électrifié.
L’Americano est l’un d’entre eux. Il a le visage rougeaud et le nez épaté. Son t-shirt rouge élimé semble avoir connu plus de grains qu’une coopérative en plein mois de juillet et il s’enfile les verres de cachaça à 38° sans tirer la « careta », ce retroussement de lèvres caractéristique des alcools à 1,90€ la bouteille de 1L. L’Americano évide les poissons les yeux fermés. Le soleil s’est couché il y a quelques minutes, alors une ampoule au bout d’un fil est glissée entre le toit de feuilles de palmiers et un morceau de bois qui tient lieu de poutre. Elle éclaire de manière diffuse notre baracca. La baracca de Barraca, le propriétaire de l’endroit. Un préau et un cabanon bourré d’une cinquantaine de chaises plastiques. Un terrain donnant sur le lagon, deux bateaux y sont amarrés. La baracca sert de repaire aux fêtes hebdomadaires. On y ramène la pèche du jour, et on la déguste entre amis, en famille, arrosés de bière et de cachaça. La cachaça, toujours. Elle tient les hommes debout sur le pont, et les ramène à terre.
Dans l’ombre de l’ampoule, sur la plage, l’Americano plonge ses gros doigts calleux dans les ventres mous et froids des poissons qui suffoquent. Il les écaille de son couteau, comme s’il leur étalait du beurre dessus. D’une première estafilade, il arrache du pouce, branchies et entrailles. Puis il pratique deux entailles sur le dos des poissons, pour drainer le sang et favoriser la cuisson. Il relâche les poissons ouverts dans la cuvette rouge sang et jette les viscères sur le côté. Les chats vagabonds sauront bien quoi en faire.
On l’appelle l’Americano parce qu’il est grand, comme un gringo d’américain. D’ailleurs, il ne parle pas un mot d’anglais, mais un brésilien en carton pâte, mâchonné de toutes parts. A l’inverse des poissons, il ne semble avoir gardé que les viscères de sa langue maternelle. Lorsque je lui pose des questions sur la pêche à la langouste et sur cette étreinte du cœur lorsque les amarres lâchées, une dernière vague emporte l’horizon d’où l’on vient, il me fait le plaisir de ralentir la cadence, et de border ses mots d’une rondeur plus tendre. Une rondeur joviale et mélancolique, la Saudade, il la porte sur son visage.
Mon portugais est balbutiant. Pollué d’espagnol et d’anglais, et d’un français monotone. Je ne comprends pas tout, mes mots flirtent de manière disparate avec le précipice du quiproquo ou du silence gêné. Mais l’audience est bienveillante, et lorsque je ne parviens pas à mes fins, lorsque le fil m’échappe, que mes vulgaires tentatives de combler un manque de vocabulaire par l’ajout d’un « ão » doublé d’un « dje » ou « dinho », se révèlent aussi vaines que vexantes, je peux sauter dans le vide et sourire. Je n’ai pas réussi à dire ce que je voulais, ils ne réussiront pas à me répondre, tant pis. Ce n’est pas ça l’important. Le malaise éprouvé à l’idée d’accaparer la conversation par un silence s’évanouit alors aussitôt. Des rangées de dents plus ou moins garnies, paraissent dans l’ombre des visages pleins et viennent exorciser l’évocation d’une frustration qui apporterait à notre joyeuse réunion, tristesse et sérieux.
Lorsque la conversation tangue, on laisse nos doigts s’agripper à nos verres respectifs, et le ressac se peuple de gorges qui glougloutent et de soifs qui s’étanchent. L’Americano a lavé les poissons. Ils dorment les yeux et le ventre ouverts. Un crabe tente régulièrement de s’échapper de la cuvette. On l’y remet gentiment. Sonnera l’heure. « Siri » le crabe. Je pense aux assistants virtuels d’Apple, du même nom, qui claquent des pinces pour résoudre des problèmes qui n’existent pas. Je m’imagine transporter un petit crabe Siri dans ma poche de chemise au milieu des tours vitrées et des récents promus costarisés. Le coller à mon oreille pour écouter ses précieux conseils, et n’entendre que le bruit de la mer et de pinces que l’air rouille.
Trois femmes et trois petites filles sont là aussi. Les petites jouent sur le sable entre les poteaux, des troncs de palmiers. Lorsqu’elles s’éloignent et s’avancent trop près des vagues, on les rappelle à l’ordre. Gentiment également, sonnera l’heure de jouer sans surveillance. Mais ce soir, elles ont à peine 3 ans.
Une des mamans dispose les poissons sur la grille, tandis que son mari, Irenilson, s’occupe du feu de bois. Irenilson, tout le monde l’appelle Negro. Gentiment. Il est bronzé de nature, et passe pas mal de temps dehors. Mais sans plus, rien d’incroyable, des plus bronzés que lui, il y en a partout. Même autour de la table, je ne suis pas sûr qu’il gagne. Mais c’est son surnom, depuis longtemps. Pour lui, c’est juste un nom. Negro le dit en souriant, c’est juste un nom.
Punto. Au Brésil, il n’y a pas forcément de problème à appeler quelqu’un negro/preto (noir) ou branco (blanc). Une connaissance surnomme sa petite amie « pretinha » (de « preta » = noir, et « inha », suffixe diminutif affectif). Tout est une affaire de ton, d’intention. C’est dur à comprendre quand on a été élevé dans le rejet des termes liés à la couleur de peau. Ou dans l’hypocrisie du mot « Black » pour parler de quelqu’un de « Noir », qui est en fait marron. Puisqu’il est communément admis qu’hormis quelques rares roux roués de tâches, personne n’est effectivement « blanc ». Personnellement, je me suis toujours vu comme vaguement jaunâtre. Notre éducation (pardonnez le raccourci) force l’émergence d’un angle mort : parler de couleurs de peau reviendrait à établir une différence, et établir cette différence serait synonyme de racisme. Pourtant, sans l’absurde hiérarchisation de « races » dont l’existence serait basée sur la couleur de peau, l’intégration d’une différence du taux de mélanine dans le langage n’est pas plus discriminant qu’un surnom reposant sur la corpulence, la taille, le nombre de dents ou la taille des oreilles des individus.
Pour moi, en tant que français blanc honteux des sévices du colonialisme et du racisme d’État, dire « Noir », comme les brésiliens disent « preto » ou « negro », me plonge dans des abîmes éthiques dont seule la personne visée peut me sortir : «Tu sais, ça va, je ne le prends pas mal ». Ah. Bien.
« Et l’intention est bonne, alors pas de quoi se formaliser » disent-ils en substance.
Le racisme ne parvient pas à pénétrer l’épaisse cuirasse du multiculturalisme brésilien. Tout le monde est plus ou moins bronzé, plus ou moins crépu, plus ou moins bleu des yeux, plus ou moins solide des chevilles, ou addict au lait concentré sucré. Familialement, les mélanges et la coexistence ont mis tout le monde dans la même bolinette à laitue.
Ça ne veut pas dire que le Brésil est une terre sainte, exempte de racisme. Lorsque Negro travaillait à la station service, il y avait chaque semaine au moins un client qui refusait d’une mine dégoûtée de lui toucher la main et ne lui donnait l’argent que du bout des doigts. Le racisme existe, mais il semble venir redoubler (de ma courte expérience) les inégalités sociales, et les comportements méprisants des riches (souvent blancs, souvent étrangers, souvent néocolonialistes à bien des égards) envers les pauvres. Et c’est un autre combat.
Les poissons cuisent. Les bières et les verres de cachaça disparaissent et réapparaissent comme par enchantement. Le ressac berce de vaguelettes les rêves des petites filles. Elles dorment à présent. Emmitouflées dans les kilomètres de tissu de leurs hamacs. Elles sont minuscules et les toiles sont immenses, lovant leur petit corps, maigrement tendues par le brin de gravité que la vie leur octroie. La conscience un instant suspendue, l’apaisement du sommeil. Les hamacs font quitter Terre, ils nous offrent un répit digne de tapis volants.
Je suis complètement absorbé par cette image. En cet instant, j’aurais aimé, je crois, être à ta place petite Maria-Isabel.
Il est 22h. Dans quelques minutes, un match commence à la télévision : Il faut rentrer.
Negro habite tout près de la plage. On s’attable dans la cour bétonnée de sa maison, il y a une télé à l’extérieur et une télé à l’intérieur. Des écrans plats. Hormis cela, le mobilier est plutôt sobre quand il n’est pas inexistant. Une table et des chaises en plastique, un petit vélo avec des roulettes pour la petite, et des crochets en pagaille arrimés aux poteaux, pour fixer les hamacs.
Les maisons brésiliennes me rappellent le Vietnam. De grands espaces, une hauteur de plafond impressionnante (communiste), mais à l’intérieur, beaucoup de vide. Les pièces sont simples, rectangulaires, et ouvertes sur l’extérieur. Et avec raison, puisqu’il ne pleut jamais.
Les petites sont couchées. Les femmes déplient les hamacs et s’installent pour bavarder. Les hommes commentent le match d’un œil distrait, bavardent également et signent pour quelques cachaças supplémentaires. On me demande si j’ai aimé, je réponds cent fois oui, et mille fois merci.
Le match ne m’intéresse guère, bien qu’on ait tendance à se laisser happer par quasiment n’importe quoi dans ces moments-là. La dernière bière est presque de trop. Je devine dissimulé derrière mon lobe frontal, le manche d’un marteau prêt à frapper. A mi-temps, je décide d’y aller. Je les remercie chaleureusement et dissuade leur volonté de me raccompagner. Je dois être à 200 mètres à peine.
Marcher me fait du bien. C’est un chemin de sable. Aucun bruit, si ce ne sont quelques chiens. Ils aboient comme dans les villes les voitures passent. Parfois, le silence, seules les étoiles. Je ne reconnais rien, ce ne sont pas les mêmes qu’en France. Et puis du reste, j’ai toujours été nul en étoiles.
Elles bougent, je leur donne de l’élan en tournant sur moi-même. J’ai l’impression de rentrer dans l’hyperespace et d’avoir branché l’univers sur un 45 tours. Les étoiles filent, je contemple, ébaubi. Il ne me faut pas longtemps pour me retrouver à terre, plaqué au sol par une étrange gravité interne. J’ai traversé l’univers, il me faut un temps d’adaptation. Je ne lutte pas davantage et attends que ça passe.
Je dois avoir l’air terriblement idiot, affalé dans le sable comme un ivrogne, déséquilibré par son petit jeu destiné à prouver qu’il n’était pas saoul. « Mais la Terre ne fait pas que tourner, elle tangue aussi ! ». Je souris de moi-même. Personne ne m’a vu. Les étoiles ont filé. Je suis heureux. C’est mon petit secret.
Un commentaire
Enfin un premier article que je lis avec délectation ce matin, par petites goulées comme on déguste un bon vin. Je sais bien que je manque sûrement d’objectivité, mais peu m’importe… je le trouve délicieux, sensible, raffiné tout comme toi mon chéri. Je laisse le soin aux autres de te faire des critiques constructives si besoin, moi je le trouve merveilleux.
Merci pour ce partage Émile et pour cette écriture magnifique et sensible. Hâte de lire la suite !
Fantastique Émile. Doux et rythmé, bienveillant mais incisif. J’attends le ressac pour lire les suivants.
Très bel article Émile! Je retrouve des sensations que j’avais laissé, la bas, au Brésil. Continu de danser avec les étoiles, j’ai hâte de lire le prochain!
Je viens de me faire un bon petit plaisir à te lire, ton voyage paye déjà ! J’ai hâte de lire la suite 😀
Ils ont raison tes camarades.
Tu l’as bien respiré, jusqu’au fin fond de tes poumons, ce présent qui t’émeut et que tu honores largement par ton écriture sensible.
Puisse ton « petit secret » t’habiter longtemps pour te faire voyager encore dans l’univers, du grain de sable jusqu’aux étoiles, et qu’avec ton empathie heureuse tu parviennes à t’immiscer dans les sommeils du poisson qui dort les yeux ouverts et de Maria-Isabel, dont le corps est tout en boule mais les rêves étirés probablement jusqu’au petit matin.
Il en sera de même pour les nôtres (de rêves) : ton texte est une douce berceuse, un chant du monde qui apaise et rappelle à ce fichu présent qu’on cherche toujours là où il n’est pas.
Merci pour ta plume ! Elle fait l’effet d’un grand, bon vent. Je souhaite sincèrement qu’elle te mènera là où te le souhaites.